Disney poursuit sa course aux adaptations de ses classiques du dessins animés en live action (avec des acteurs réels) avec La petite sirène, initialement sorti en 1989.
Avant de passer sous les crayons de Walt, La petite sirène était un conte d’Hans Andersen, modernisation romanesque de la créature mythologique.
Table des matières
Créatures mythologiques
En effet, à l’origine, la sirène est une créature légendaire maléfique. Dans la mythologique grecque, elles sont dépeintes comme mi femme mi oiseau. Dans les légendes scandinaves médiévales en revanche, elles sont décrites comme mi femme mi poisson. C’est de cette version dont s’inspirera Andersen pour son récit.
Les sirènes mythologiques sont connues pour envouter les marins grâce à leurs voix, pour les mener à leur perte. En psychanalyse lacanienne, l’objet voix est l’objet de la pulsion invocante, renvoyant au désir de l’Autre. Jean-Michel Vivès, dans son ouvrage « La voix sur le divan », explique entre autres que le terme latin d’invocare renvoi à l’appel. Et c’est précisément à l’appel des sirènes que les marins doivent se rendre sourds pour ne pas sombrer dans la mort.
Dans Argonautiques d’Apollionos de Rhodes, chant II, Jason part en quête de la toison d’or. Sur son navire, il charge Orphée de jouer pour les marins, afin de couvrir les voix des sirènes. Le dispositif fonctionne pour la quasi-totalité de l’équipage. Une autre rencontre très connue avec les sirènes se trouve dans la célèbre Odyssée d’Homère, chant XII, et raconte l’expérience tentée par Ulysse. Le poète décrit comment Ulysse, ayant été prévenu de la nature mortifère des sirènes par Circée, a bouché les oreilles des membres de son équipage pour qu’ils ne soient pas envoutés. Lui, en revanche, a choisi de ne pas se rendre sourd à cet appel primordial et d’écouter leur chant, tout en étant attaché au mat du navire.
Il existe par ailleurs une autre version de l’épisode des sirènes d’Ulysse par l’écrivain Franz Kafka, qui raconte comment Ulysse s’est rendu sourd à des sirènes qui, quant à elles, sont restées muettes. Pour une analyse plus poussée de ces différentes rencontres et de la voix en général, je vous conseille très vivement l’ouvrage de Jean-Michel Vivès.
Même si le visage hostile ou maléfique de la sirène subsiste dans la pop culture, notamment dans des films comme Peter Pan, Pirates des Caraïbes, Harry Potter, ou dans une moindre mesure dans la série Mercredi, la version romanesque reste une des plus connues depuis le conte d’Andersen de 1837, certes bien moins glamour que la version de Disney.
Lecture analytique des contes
Le pédagogue psychothérapeute américain Bruno Bettelheim a proposé dans son célèbre Psychanalyse des contes de fées une lecture des contes de fées occidentaux. Ces contes faisant partie de nos cultures depuis des générations, il fait l’hypothèse qu’ils disent nécessairement quelque chose des schémas psychiques archaïques et « abordent des problèmes humains universels » en les symbolisant via un récit. C’est pourquoi les héros de contes symbolisent souvent l’adolescent qui tente de se distancier d’une figure parentale, en affrontant le mal et en en revenant grandi. Ils ajoutent que les figures sont souvent non ambivalentes et polarisées.
Or, cette hypothèse peut s’appliquer à la Petite sirène d’Andersen et par extension à celle de Disney, même si le conte ne fait pas partie de ceux sur lesquels Bettelheim s’est penché dans son ouvrage.
Ariel est une sirène, mi humaine mi poisson. Pourtant, si le haut de son corps est celui d’un humain, elle n’en possède pas les organes génitaux, elle est donc symboliquement encore une enfant, qui n’a pas encore accédé au stade génital via l’étape de la puberté. Si Raiponce symbolise l’adolescente face à la figure maternelle, La Petite Sirène représente quant à elle l’adolescente opposée à la figure paternelle.
Le monde extérieur, objet de désir et de rejet.
Le monde extérieur est une curiosité connue du monde aquatique. Dans le conte original, les sirènes ont traditionnellement l’autorisation, pour leur quinzième anniversaire, de remonter à la surface pour observer les bateaux et rivages lointains. Ici, point de pulsion invocante, les sirènes restent mutiques comme dans la version kafkaïenne, c’est la pulsion scopique (plaisir de regarder) qui est en jeu.
Mais la jeune Ariel est aux prises avec sa pulsion épistémophilique (la volonté de savoir) doublée d’une certaine « collectionnite », fréquente chez le jeune enfant qui créé un univers qu’il contrôle, à défaut de pouvoir contrôler le reste de sa vie. Elle désire donc ce monde extérieur mais est castrée de son désir par son père : « Tant que tu seras dans mon océan, tu suivras mes règles ! ». Naturellement, il suffit d’échanger l’océan par « sous mon toit » pour retrouver une des phrases les plus clichées entendues maintes fois dans la bouche de parents d’adolescents.
Cette interdiction peut être entendue au moins de deux façons. D’une part, la peur parentale de laisser son enfant découvrir le monde extérieur au foyer, plein de dangers potentiellement réels. Pourtant, l’étymologie du mot « éducation » vient du latin ex-ducere : « conduire hors de ». Elever un enfant, c’est l’emmener sur la voie de l’autonomie pour le conduire hors de son foyer, vers la vie extérieure. Mais la temporalité de cette prise d’autonomie est légitimement questionnante pour tout parent désireux de protéger son enfant.
L’autre lecture est celle du rejet de la différence, et par là même du racisme, mécanisme de récit assez présent dans les contes classiques. On le retrouve également dans les œuvres récentes, comme dans Avatar, ou les humains méprisent et envahissent le peuple Na’vis, métaphore de l’histoire des indiens d’Amérique.
Dans la petite sirène, les créatures marines voient les humains qui chassent et tuent les espèces aquatiques comme mauvais, et les humains craignent les sirènes réputées tueuses de marins. Et comme dans la plupart des contes, une partie des représentants des deux espèces se retrouvent pacifiquement à la fin, dépassant leurs craintes souvent infondées.
Ce qui est assez intéressant, c’est que cette notion de rejet de l’Autre trouve un écho dans la polémique qui a eu lieu quant au choix de l’actrice, considérée par certains comme trop éloignée de la version animée de 1989. Qu’on puisse être dérangé parce qu’un personnage historique est incarné par un acteur qui ne lui ressemble pas, cela peut à la rigueur être cohérent, et encore… mais un personnage de fiction ? Une créature mythologique avec une queue est acceptée notamment grâce à la suspension consentie de l’incrédulité, mais la couleur de sa peau poserait problème ? On ne peut que s’interroger sur l’absurdité de la situation. Alors certes, le conte d’Andersen parle d’une sirène ayant « la peau fine et transparente tél un pétale de rose blanche, les yeux bleus comme l’océan profond », mais on peut imaginer qu’il y ait d’autres tenants et aboutissants en jeu dans ce rejet, qui ne sont naturellement pas l’objet de cet article.
Sublimation par le chant
Revenons au fond des mers. Parallèlement à la crainte parentale, Ariel est flanquée de deux acolytes/ sidekick en la personne du poisson Polochon, et du crabe Sébastien, métaphore de l’introjection (en cours) par Ariel des interdits parentaux. « Sous l’océan », tout le monde connait l’air de cette chanson que vous aurez probablement en tête jusqu’à ce soir à partir de maintenant 😉 Dans les Disney, les chansons sont un moyen de sublimation des pulsions par l’art. En effet, quand la dimension pulsionnelle devient trop présente, la mise en chanson atténue cette tension qui redescend temporairement et maintient par la même occasion le récit dans un registre enfantin. Ainsi, Aladdin et Jasmine pousse la chansonnette en s’envoyant en l’air à bord du tapis volant (vous n’aviez pas vu la métaphore ? Dans ce cas, désolé d’avoir brisé un beau souvenir d’enfance !), et Sébastien chante pour sublimer son angoisse de voir Ariel suivre son désir.
Naturellement, la jeune sirène poursuit sa quête et rencontre le désir exogame en découvrant et admirant en silence la figure masculine incarnée par le bel Eric. Son bateau fait naufrage, elle le sauve, chante (dans la version de Disney) et s’enfuit. La rencontre sexualisée est encore prématurée, elle n’aura pas lieu pour le moment.
Adolescence, transformation et complexe d’Œdipe
Et pour cause, pour accéder à l’adolescence et donc à la rencontre sexualisée, l’enfant Ariel a besoin que son corps soit transformé en corps de femme. Elle demande donc à la sorcière Ursula (par ailleurs sa tante dans la version de 2023) de la transformer en femme humaine, qu’elle accepte en échange du don de sa voix. L’adolescent perd en effet sa voix d’enfant avant de trouver sa voix adulte. Si la métaphore des menstruations est plus que discrète dans la version Disney (« un contrat scellé par une goutte de sang »), la version originale du conte est plus violente. En effet, Ariel a la langue coupée pour céder sa voix, et elle ressent « comme si une épée à deux tranchants fendait son tendre corps », chaque pas étant par la suite douloureux. Ce champ lexical de la mutilation renvoie donc ici à l’excès à une effusion de sang.
L’adolescente advient comme une nouvelle naissance en sortant de l’élément liquide pour prendre une première bouffée d’oxygène. Elle a un corps humain sexualisé, avec des jambes, et donc un sexe. L’idylle peut donc avoir lieu malgré la privation de sa voix, entre sublimation par la danse à deux et promenade en barque, où la métaphore du féminin via l’étang et la cascade est omniprésente.
Comme il fallait un nouvel élément perturbateur dans le récit, la sorcière choisit d’incarner l’autre femme pour séduire Eric, une femme adulte ayant la voix d’Ariel. Cette configuration place alors Ariel dans une triangulation œdipienne. A l’adolescence, l’enfant devenu sexuellement mature est capable de procréer, et voit une réactivation du complexe d’Œdipe, car il peut dans la réalité avoir des rapports sexuels avec le parent, tel Œdipe et Jocaste. Il devra naturellement une nouvelle fois le dépasser, et l’interdit de l’inceste le mènera vers l’exogamie. C’est là que la fin du conte diffère selon les versions.
Adulte autonome ou épouse ?
Dans la version d’Andersen, Eric devenu alors figure paternelle interdite, choisit de se marier avec l’autre femme. Ariel adolescente meure alors, pour advenir en tant que fille de l’air, renvoyant d’une part à la figure mythologique des sirènes ailées, et d’autre part à une métaphore de la femme adulte autonome. Ariel enfant est une sirène, Ariel adolescente est une humaine, et enfin Ariel adulte est une fille de l’air.
Dans les versions de Disney, en revanche, la fin est différente. Dans la très grande majorité de leurs films, c’est le premier baiser d’amour véritable (« true love first kiss ») qui sauve le héros/ héroïne. Le message sous-jacent est donc que l’adolescent ne peut advenir en tant que sujet adulte seul, il ne peut le faire qu’en ayant le statut de mari ou femme parce que, naturellement, le mariage est souvent de mise.
Certes, cela n’est qu’un reflet de la mentalité américaine de la première partie du 20ème siècle, où le mariage était plus que courant, et la position de la femme bien plus passive dans la société qu’elle ne l’est actuellement. En ce sens, les baisers déposés sur les lèvres de Blanche-neige ou Aurore endormies sont la métaphore de cette passivité féminine. Mais effectivement au premier degré, comme cela a pu récemment être reproché à Disney, un baiser endormi ne peut être consenti et est donc considéré comme une agression.
Ariel de chez Disney devient donc une adulte indissociable de son statut d’épouse, et on a donc la happy end systématique des contes Disney.
Ces contes classiques envoient donc toujours inconsciemment aux spectateurs un message traditionnel. Heureusement, Disney a su s’adapter depuis notamment la Reine des neiges, où Elsa rappelle explicitement à sa sœur qu’« on n’épouse pas quelqu’un qu’on vient juste de rencontrer ». D’autre part, c’est cette fois l’amour d’une femme à une femme (mais incarné par des sœurs, Disney y va progressivement…) qui fait advenir à la vie d’adulte. Cela a ensuite ouvert la porte à une vision plus inclusive de la part de Disney.
Sources
Bettelheim Bruno, Psychanalyse des contes de fées, 1976
Homère, l’Odyssée, Le livre de poche, 2002
Kafka Franz, Le silence des sirènes dans Œuvres complètes, 1917
Vives Jean-Michel, La Voix sur le divan Musique sacrée, opéra, techno, Aubier, 2012
Contes de notre enfance, Editions France Loisirs, 2008
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