Jusqu’à présent, on ne s’attend pas à ce qu’une machine ait le sens de l’humour puisque, comme le disait François Rabelais “le rire est le propre de l’Homme”. Et pourtant, les rapides progrès de ChatGTP et consorts pourraient lui donner tort plus vite que prévu. L’autre domaine dans lequel nous n’attendions pas les machines, c’était celui de l’art.
Certes, nous avions déjà pu apercevoir en 2020 les déhanchés des robots de Boston Dynamics sur la chanson « Do you love me » du groupe The Contours. Néanmoins, la machine était loin d’égaler Patrick Swayze, il s’agissait ici de mouvements pré-enregistrés pour démontrer la souplesse des robots, et non de danse spontanée.
Cependant, en 2022, l’œuvre Théâtre d’opéra spatial (ci dessous) fait sensation lors d’une compétition artistique aux Etats unis. En effet, l’œuvre qui a remporté la victoire n’a pas été techniquement réalisée par un humain mais par une machine, avec Midjourney, un outil de prompt art.
Le prompt art, comme son nom l’indique, consiste principalement à aller sur un site web ou sur un serveur discord, à entrer un « prompt », c’est à dire une chaine de texte, qui décrit l’œuvre d’art que l’intelligence artificielle (IA) va ensuite générer pour nous. Pour cela, les outils tels que Dall-E, Stable Diffusion ou encore Midjourney ont, en amont, intégré une grande quantité d’images et d’œuvres d’art, ce qui pose d’ores et déjà la question des droits d’auteurs. Voici un exemple concret que j’ai saisi sur le site Mage.space :
painting with frame of ezio auditore assassin’s creed as American Gothic by Grand Wood
En quelques essais, le tableau ci-dessous correspond à peu près à ma demande : nous avons bien deux personnages encapuchés rappelant les assassins de la licence phare d’Ubisoft, dans une mise en scène et un style rappelant la célèbre peinture de l’artiste américain. Mais à qui appartient l’œuvre créée ? A Ubisoft ? Aux ayants-droits de Grand Wood ? A Mage.space ? A moi-même ? Au domaine public ?
Un certain nombre de professions artistiques telles que graphiste ou illustrateur craignent d’ores et déjà de voir la machine les remplacer. Certains artistes se considèrent par ailleurs spoliés, la question juridique est actuellement le sujet d’âpres discussions, que nous laisserons aux hommes et femmes de loi pour plutôt se questionner sur la nature artistique de la création.
L’œuvre étant créée non par un humain mais par une machine, certaines personnes lui dénient une dimension artistique, qu’elles lui avaient pourtant reconnu avant d’apprendre la nature technologique de l’auteur.
Qu’est-ce que l’art ? La question est large, les définitions qu’on en trouve évoquent souvent une forme d’expression créatrice humaine suscitant chez les spectateurs une émotion, une réflexion. Les notions de technique et de « sentiment esthétique » pour reprendre Emmanuel Kant, qui lui ont été associées pendant des siècles, ont eu tendance à se brouiller au 20ème siècle. L’art s’affranchit alors de ses contraintes, de l’idéal de beauté, il est en effet très subjectif de trouver beaux et techniques les monochromes de Malevitch ou de Klein, ou encore le fameux urinoir de Marcel Duchamp. L’œuvre peut par ailleurs être artistique par l’acte même de sa création, plus que par l’objet créé en lui-même. Dans tous les cas, il percute généralement le spectateur en le questionnant.
Il a néanmoins une fonction pour l’artiste, et c’est dans cette relation artiste-spectateur médiatisée par l’œuvre d’art que quelque chose se joue.
Dans la littérature psychanalytique, nous retrouvons pour la première fois l’évocation de l’art dans l’œuvre de Sigmund Freud en 1914 dans « Le Moïse de Michel-Ange ». Vous connaissez forcément le controversé Sigmund Freud, le neurologue autrichien père de la psychanalyse : d’ailleurs grâce à l’outil Midjourney (accessible via un bot sur Discord), voici ici Sigmund Freud qui cosplay Super Mario à partir de deux images fusionnées et du prompt suivant :
sigmund freud as super mario bros, photorealistic, vintage photography, high details
Revenons à Sigmund qui comprenait déjà que ce ne sont pas nécessairement l’esthétique ou la technique d’une œuvre qui percute la personne qui contemple la création mais « l’intention de l’artiste dans la mesure où il a réussi à l’exprimer dans l’œuvre et à nous la faire appréhender ».
De quelle intention s’agit-il ? De la dimension pulsionnelle que l’artiste a mis dans son œuvre. Le concept de pulsion a rapidement évolué dans la théorie psychanalytique, et Freud entrevoyait plusieurs destins possibles pour la pulsion, notamment la sublimation par l’art. Freud définit la sublimation comme « cette capacité d’échanger le but qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement parent avec le premier. ». Le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan expliquera quant à lui que les éléments pulsionnels de l’artiste « viendront se déplier sur une autre surface, celle de la toile du tableau », et chacun reconnait dans l’œuvre « ses propres rêves et impulsions ».
Voilà donc pourquoi certaines personnes ne reconnaissent pas la notion d’art aux œuvres créés en prompt art : ici, point de pulsion artistique à reconnaitre dans l’œuvre car une machine ne peut éprouver de motion pulsionnelle. Et pour cause, comme nous l’avions déjà dit en parlant de ChatGPT, la machine est dépourvue de subjectivité, de conscience et d’inconscient, et capacité à éprouver des émotions et également des pulsions puisque n’ayant pas de corps réels.
Afin de faire une pause après ces lourds concepts, voici une image de chien que j’ai générée avec Midjourney :
photography, young jack russel running after butterflies, big shiny eyes, puppy, cute, endearing, lovely poppet, pretty, background beautiful garden bokeh with ray of light, high details, photorealistic
Ce mignon petit chiot a peut-être suscité chez vous une émotion. Effectivement, si la technique a bel et bien été exécutée par une machine, c’est bien moi, un humain, qui ai fait preuve de créativité pour imaginer cette œuvre, la paramétrer, refaire des essais pour trouver l’œuvre finale qui correspondait à ce que j’imaginais, éventuellement la retoucher par Photoshop, pour finalement vous la faire partager. La machine n’était qu’un outil, un « super pinceau » si je puis me permettre cette comparaison.
Cela n’est pas sans rappeler les débuts de la photographie, argument que les utilisateurs de prompt art ne manquent pas de rappeler. En effet, au 19ème siècle, les détracteurs de l’appareil photo ne voyait qu’une simple machine, et le photographe qu’un technicien qui appuyait sur un bouton. Pourtant, presque deux siècles plus tard, nous pouvons voir que la dimension artistique de la photographie est beaucoup plus évidente, même si elle ne fait pas forcément l’unanimité. Nous pouvons reprendre la même comparaison avec les DJ qui étaient vu comme de simples techniciens, alors qu’ils sont davantage perçus de nos jours comme des artistes musiciens.
Il semble donc que ces générateurs d’images sont bels et biens des outils numériques facilitant l’expression artistique d’humains bien réels. Comme les agents conversationnels, ces nouvelles applications grand public à base d’intelligences dites artificielles car non-humaines, vont évoluer de jours en jours. L’évolution dépendra donc de la place que la société voudra leur accorder, et le sujet s’annonce passionnant. Le prompt art deviendra-t-il un nouveau maillon de l’histoire de l’art ?
Une dernière image surréaliste comme j’aime à en créer, ici avec Nightcafe :
a round magic gate to another universe, fantasy, high details, epic style
A vous de créer :
Quelques lectures pour aller plus loin :
Freud Sigmund, “Le Moïse de Michel-Ange” dans “Œuvres complètes de Freud, vol.12”, Paris, Presses Universitaires de France, 1914.
Freud Sigmund, “La Morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes” dans “La Vie sexuelle”, 1908.
Kant Emmanuel – “Critique de la faculté de juger”, GF Flammarion.
Lacan Jacques, “L’éthique de la psychanalyse”, Le Séminaire, livre VII, 1986.
Leader Darian- “Ce que l’art nous empêche de voir” ; Collection. Petite Bibl.payot , 2011.