Chronique : les troubles mentaux dans les jeux vidéo – épisode 3

Après les deux premiers articles qui expliquaient de façon succincte les bases du fonctionnement psychique humain et présentaient divers jeux mettant en avant certains troubles mentaux, voici le troisième opus où nous nous attarderons sur deux jeux où la psychose est un des éléments centraux.

Approches du psychisme humain

Rappelons brièvement de quoi il s’agit. Le psychisme humain peut être appréhendé en termes de structures psychiques. On parlera ainsi soit de névrose, perversion et psychose, soit de névrose, états limites et psychose selon le courant de pensée. La structure définit la façon dont le psychisme est organisé. Selon les théories, la construction psychique démarre à la naissance et, au fil des évènements de vie et des interactions, évolue vers une structure plus fixe à l’âge adulte.

Tant que l’individu a suffisamment de ressources pour gérer les obstacles, conflits ou éventuels traumatismes, les problèmes psychiques douloureux et parfois visibles dans le lien social (les symptômes) seront plus ou moins limités et gênants au quotidien.

En revanche, un ou plusieurs éléments peuvent parfois venir déborder le sujet et la structure menace de se briser : c’est la décompensation psychique. Dans le cas de la psychose, le délire qui en résulte est une tentative de rétablir l’unité psychique menacée. La perception de la réalité, le rapport au corps, à l’autre et au langage peuvent alors être considérablement altérés. Ce sont ces symptômes parfois spectaculaires qui sont souvent associés aux psychoses telles que la schizophrénie et la paranoïa. Ces troubles mentaux sont par ailleurs répertoriés dans les Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM V) et Classification Internationale des Maladies (CIM-11), le recensement des troubles et de leurs critères est donc l’autre façon de penser la maladie mentale.

Les représentations que certaines personnes peuvent avoir de la psychose et de ses symptômes ont donné lieu à de nombreux films et jeux vidéo, nous avons notamment parlé de Batman Arkham Asylum et Eternal Darkness. Attardons-nous aujourd’hui d’Alice et Hellblade.

 

American McGee’s Alice (2000) et Alice : Retour au pays de la folie (2011)

Alice aux pays des merveilles et sa suite, De l’autre côté du miroir, œuvres surréalistes écrites en 1865 et 1871 par Lewis Caroll, ont suscité un grand nombre d’adaptations plus ou moins libres, et de commentaires, notamment analytiques. La forme du récit prenant en effet l’aspect d’un rêve, certains auteurs tentèrent de mettre en parallèle des éléments prélevés dans l’œuvre et la biographie de son auteur.

Qualifié par l’auteur de « contes de fées », il se démarque pourtant des modèles les plus connus tels que ceux de Grimm par le fait que le personnage principal retrouve à la fin de l’ouvrage la situation initiale. Il n’y a pas ici d’avancé. Qui plus est, c’est un des premiers ouvrages pour enfants à n’être pas axé sur la morale. Enfin, les figures parentales « positives » n’y sont pas représentées.

Et si les rêves de la jeune Alice était en fait un délire suite à une décompensation ? American Mc Gee, développeur de jeux vidéo, a pris ce parti en adaptant les romans en univers virtuels délirants. Les rêveries de la jeune Alice sont donc ici entendues comme un délire psychotique, et le jeu s’attèle à montrer toute l’horreur d’une vision cauchemardesque délirante d’une réalité perçue différemment.

Dans le premier volet sorti en 2001, on incarne la jeune Alice Liddel qui a vu ses parents et sa sœur mourir dans l’incendie de la maison. Gravement brûlée, elle élira un lapin en peluche au rang d’objet fétiche qui sera le point de départ de son délire. Elle connaitra en effet une décompensation sur un versant schizophrène en hôpital psychiatrique dans un pays où les merveilles ressemblent plus à des cauchemars. Ici, les hallucinations relatives aux corps sont légion, ils se démembrent, et l’univers entier est à la fois très artistique mais également empreint de délire morbide et d’ultraviolence. Un enchevêtrement d’objets du quotidien d’Alice (le service à thé etc.) pulvérise toutes les lois de la physique en défiant notamment les lois de l’apesanteur, le flottement et la chute y sont récurrents.

Alice retour au pays de la folie
Alice retour au pays de la folie

Saignées, laudanum, camisole : aucun traitement thérapeutique n’aura d’effet pendant dix ans, jusqu’à ce qu’elle sorte de son mutisme et semble être apte à pouvoir reprendre une vie « normale ». Onze ans après l’évènement tragique, elle consulte régulièrement un psychiatre qui semble aider les gens à refouler les traumas (« les souvenirs inutiles doivent être éliminés »), voir les modifier dans une démarche rappelant l’induction de faux souvenirs, qui peut être profondément délétère pour le psychisme. Cette thérapie ne fonctionne pas avec Alice qui semble depuis le premier opus plutôt inscrit dans la psychose, ce type de suivi est donc à priori inopérant. Le délire reprend au coin d’une ruelle de Londres en suivant le fameux chat blanc qui se substitue à son objet fétiche, et relance progressivement le délire et les hallucinations qui emmènent l’adolescente à chuter de nouveau dans le monde de ses cauchemars.

Fidèle au style de Lewis Carroll, les mots empiètent les uns sur les autres, comme les éléments du rêve chez Sigmund Freud. Dans ce monde d’inspiration steampunk, les objets sont parfois des concaténations d’objets, comme le train-cathédrale, les décors passent parfois du coq à l’âne, faisant fi des règles de la physique, notamment de la gravité. Alice retrouve parfois des bribes de souvenirs perdus (bibliothèque, gaz…) dans une logique de reconstruction de son histoire. La jeune femme, qui flotte dans les airs avec sa robe, est armée du glaive vorpalin, trouvé sur la dépouille du Jabberwocky (un poème de l’auteur), d’un moulin à poivre faisant office de mitrailleuse, d’une bombe lapin etc.

Alice retour au pays de la folie
Alice retour au pays de la folie

Le mode qualifié dans le jeu d’« hystérique » correspond à une phase de délire plus aigüe dans la maladie mentale, une phase maniaque, ou crise clastique.

Les délires cessent parfois mais un point de Réel (l’agression et l’incendie) fait de nouveau flamber le délire.

Le jeu se sert donc de l’extrême de la maladie mentale, en proposant un univers déformé, coloré et parfois sordide, mais dans un cadre londonien bien réel aidant, dans une certaine mesure, à appréhender ce que pouvait être la prise en charge des malades mentaux au 19ème siècle.

 

Hellblade : Senua’s Sacrifice (2017)

Avec Hellblade, l’éditeur Ninja Theory s’attaque de front à la question des troubles mentaux qui constitueront un élément central du jeu. Le joueur incarne Senua, une jeune picte dont le peuple vient d’essuyer un cuisante défaite contre l’envahisseur viking. Ayant perdu son compagnon pendant l’invasion, elle part au royaume de Hel réclamer à la déesse l’âme de son défunt amour. On évolue donc dans une adaptation libre du mythe d’Orphée, transposé dans un monde de légendes nordiques brillamment contés au fil de l’aventure.

Hellblade : Senua's sacrifice
Hellblade : Senua’s sacrifice

Mais ce qui fait l’originalité du titre, comme l’avertissement du début de jeu nous l’indique, c’est l’omniprésence de la psychose dans le jeu. Senua est psychotique, elle a décompensé en voyant son compagnon mort, et sa pathologie mentale non stabilisée la fait halluciner la majeure partie de l’aventure. Les celtes utilisent le terme Geilt pour parler de quelqu’un qui a sombré dans la folie, qui doit s’isoler dans la forêt pour faire pénitence.

Dès le début du jeu, Senua est accompagnée dans ses pérégrinations dans des décors somptueux, par des voix chuchotées de manière quasi-permanente. Ces voix se contredisent parfois, ont quelque fois un discours teinté de paranoïa, et l’assiste également pendant les scènes de combat. On apprend que Senua essaye de rejeter ses voix, mais arrive tant bien que mal à évoluer avec. Elle ira jusqu’à incarner une de ses voix face à son miroir, et s’automutilera sur ses ordres. La voix de son père sera de la partie, qui la voit comme malade, par opposition à celle de son amant qui la pense clairvoyante. Ses hallucinations auditives semblent très proches de ce que décrivent les patients et pour cause, les développeurs se sont entourés du psychiatre Paul Fletcher et de la Wellcome Trust association, regroupant des patients souffrant de troubles mentaux, pour proposer une expérience au plus près de la pathologie.

Et cet aspect rend l’expérience de jeu vraiment particulière : le jeu est prenant et parfois terrible car le joueur peut imaginer la souffrance de certaines personnes psychotiques qui expérimentent ce genre d’hallucinations. Les hallucinations visuelles seront également omniprésentes : de simples détails (les yeux à peine visibles dans le décor mais qui donne un aspect panoptique à l’univers qui entoure l’héroïne), des effets de lumières, à des choses plus lourdes. En passant certaines zones, les éléments du décor changent, permettant d’avancer dans le niveau. Pour les cas les plus spectaculaires, le décor prend littéralement feu, et la jeune femme évolue terrorisée en plein incendie. Encore une fois, ces scènes sont la retranscription vidéoludique des récits de patients, qui ont été sollicités pour les feedbacks durant la conception.

Les hallucinations sont aussi kinesthésiques, comme c’est parfois le cas pour certains patients: une noirceur, telle une nécrose, envahit le corps de Senua et, si elle l’envahit trop, la tue. Le rapport au corps et à sa destruction est parfois présent dans la psychose, où la limite entre l’intérieur et l’extérieur est quelque fois poreuse. Elle croise notamment des corps brûlés, pendus ou crucifiés, qui semble les vestiges réels des affrontements avec les vikings.

Plus fort encore, certains éléments de gameplay sont des métaphores d’une surinterprétation de la réalité, comme lorsqu’elle hallucine par exemple le visage de sa mère dans la forme des rochers. Un des mécanismes du jeu amène le joueur à identifier des symboles qu’il doit retrouver dans l’enchevêtrement d’éléments du décor : branches, planches etc. Senua prend donc comme des signes et symboles des éléments complètement anodins qui viennent ainsi valider son délire.

Hellblade : Senua's sacrifice
Hellblade : Senua’s sacrifice

Hellblade offre ainsi une expérience unique de jeu, sans doute à ce jour la plus proche d’une expérience psychotique en pleine décompensation. Mais en réalité, à qui s’adresse cette expérience ? L’éditeur met en effet le joueur en garde dès le début du jeu quant au fait que les personnes souffrantes ou ayant souffert de ce genre de troubles pourraient être dérangées par cette aventure, et pour cause, la porosité entre notre monde et celui de Senua pourrait renvoyer violemment le joueur psychotique à ses périodes les plus déconnectées de notre réalité. L’ambigüité entre le délire et le l’univers fantastique créé une distance, assez sécurisante ?

On imagine également que des proches de patients pourraient être intéressés, les concepteurs parlant de « mieux comprendre » et « éliminer les idées reçues ». Cependant, il pourrait être horrifiés par cet univers souvent angoissant, soutenue par des hurlements d’effroi de l’héroïne pendant le pire de ses crises. Ce jeu reste néanmoins une expérience fascinante pour tout professionnel de santé, et très enrichissante pour tout ceux qui se questionnent sur la santé mentale. L’expérience peut également être vécue en Réalité Virtuelle. Un second opus a été annoncé, sa sortie pourrait avoir lieu en 2023.

Hellblade : Senua's Sacrifice
Hellblade : Senua’s sacrifice
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