La parole n’est pas toujours la modalité la plus appropriée en psychothérapie. Dans certains cas, le clinicien peut avoir recours à la médiation thérapeutique. Il s’agit du fait d’utiliser un objet, un média, pour faire tiers dans la relation entre le thérapeute et le ou les patient(s). Voyons comment le jeu peut constituer un objet médiateur pertinent.
Table des matières
Médiations : types et indications
Ces objets peuvent être de plusieurs types. Il peut s’agir de médiations au travers de disciplines artistiques variées, telles qu’entre autres la danse, la musique, le théâtre, la peinture, le dessin ou encore la sculpture. L’objet médiateur peut également être le jeu, au sens large du terme. Présent dans toutes les cultures, il peut être non structuré, ce que le pédiatre britannique Donald Winnicott nommait « play », ou structuré (« game ») comme les jeux de société, voire les jeux vidéo.
L’utilisation d’une médiation peut être utile dans plusieurs cas, pour établir une rencontre transférentielle là où le recours au langage peut être difficile, voire totalement impossible.
Je pense notamment aux patients présentant une maladie d’Alzheimer ou apparentée à un stade suffisamment avancé. J’ai pu expérimenter plusieurs médiations lorsque je travaillais en Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes (EHPAD). Ainsi, j’ai proposé à de nombreuses reprises un atelier thérapeutique danse de salon, parfois consécutif à un spectacle de danse. Cette médiation a d’ailleurs été l’objet du mémoire de mon Diplôme Universitaire. J’ai également utilisé la médiation par le jeu vidéo avec la Nintendo Wii, nous y avions consacré notre premier article sur Psycheclic.
On peut aussi utiliser la médiation thérapeutique auprès de patients présentant des troubles mentaux tels que la psychose. J’ai ainsi pu expérimenter ce média en accueil de jour pendant mes études, en utilisant la médiation picturale avec des patients dit schizophrènes. Cette expérience très enrichissante a d’ailleurs été l’objet de mon mémoire de première année de Master. On peut en outre utiliser la médiation auprès de personnes présentant un Trouble du Spectre de l’Autisme (TSA).
Et enfin, on peut aussi utiliser la médiation dans les psychothérapies d’enfants. La place du jeu en tant qu’élément central dans le développement psychique de l’enfant est évident pour les professionnels, à tel point que l’absence de jeu chez un enfant est tout de suite perçue comme problématique. De ce fait, il est l’objet par excellence de la médiation dans le suivi d’enfants.
Sigmund Freud lui-même, père de la psychanalyse, évoquait déjà le jeu dans son livre « Au-delà du principe de plaisir » avec le célèbre jeu de la bobine, également connu sous le nom de jeu du « fort-da ». Enfin, Donald Winnicott expliquait que « c’est seulement en jouant que la communication est possible ».
Malgré le fait que les enfants parlent, il est parfois utile d’aller accompagner leur élaboration encore en cours de construction, en utilisant un média. À ce propos, les Romains utilisaient le terme infans pour désigner les enfants, ce qui signifie « celui qui ne parle pas ». En effet, malgré le fait que dans les premières années, l’enfant peut rapidement apprendre à parler, ils estimaient que ce langage naissant n’avait pas forcément vocation de communication.
Médiation par le jeu libre
Attardons-nous aujourd’hui principalement sur la médiation par le jeu au sens large du terme. Nous évoquerons probablement les autres types de médiation, notamment par le jeu vidéo, dans de futurs articles. En attendant, vous pouvez dévorer l’ouvrage de Guillaume Gillet et Yann Leroux, référence sur le sujet.

La médiation par le jeu peut regrouper plusieurs pratiques. Dans le cas de la médiation par le jeu libre, que Winnicott nommait « play », le média est un jeu qui est non structuré, et dont l’enfant peut se saisir pour pouvoir rejouer, expérimenter, projeter des émotions, affects et bribes de vécu dans le cadre de la relation avec le thérapeute, relation dite transférentielle. Par exemple, on peut avoir des jeux qui sont uniquement basés sur des regroupements de poupées, de personnages, de figurines voire de blocs.
Et l’enfant va choisir de construire (ou pas) un groupe d’amis, une famille, une maison, des lieux, et inventer des histoires à partir de là, généralement avec notre participation. Ce qui est intéressant lors de ces jeux libres, c’est donc la dimension projective. Le jeune enfant n’a, d’une manière générale dans sa vie, que peu de prise sur les éléments qui la composent, peu de choix. Il ne peut pas choisir là où il habite, les membres de sa famille (éventuellement recomposée), ses parents ou beaux-parents, ses frères et sœurs, il ne choisit pas non plus son école ou son collège, ses horaires, ses repas, même si naturellement tout cela évolue au fil du temps.
Dans le jeu, l’enfant va littéralement avoir un monde qu’il contrôle, qu’il peut créer et/ou détruire, partager avec des tiers, que ce soit les autres enfants, les autres membres de sa famille ou notamment le thérapeute. Au sein du cabinet, j’ai plusieurs jeux de ce type. J’ai notamment des petits personnages représentant (à priori, il s’agit de ma propre projection !) différents membres d’une famille hétérosexuelle avec enfants et grands-parents. J’ai par ailleurs une collection de personnages de Dragon Ball. Cette référence à la pop-culture dit quelque chose de moi, les enfants voient en effet très rapidement que je maitrise très bien l’intégralité de l’arbre généalogique des saiyens et de leurs acolytes. Qu’ils connaissent ou pas l’animé (et généralement, ils le connaissent puisque comme je le disais dans notre précédent article sur le sujet, la série est plutôt intergénérationnelle), les patients se saisissent des personnages pour raconter des histoires. Concrètement, il y a des alliances ou pas, des combats ou pas, plus ou moins honnêtement ou avec des coups en douce, tout cela peut signifier quelque chose de la place qu’il occupe dans son rapport aux adultes et à ses pairs.

Ici, l’autre/ l’adulte représenté par le thérapeute peux faire alliance avec lui ou, contrairement au reste de sa vie, peut être battu, même parfois humilié, il peut faire ce qu’il veut avec ce personnage incarné par l’adulte. C’est justement parce que le cadre est sécurisé qu’il peut se permettre de projeter dans le jeu libre du matériel psychique avec lequel travailler. Et il peut ainsi constater que, dans ce cadre-là, on a la possibilité en tant que thérapeute, en tant que personne, en tant qu’humain, d’accepter cette position asymétrique : j’accepte d’être soumis, de perdre, d’être moins puissant que l’autre qui maîtrise, qui est tout puissant, et de voir que cette relation est malgré tout satisfaisante. C’est donc un puissant socle du travail thérapeutique
Médiation par le jeu de société
Autre cas de figure, les jeux de société. J’ai eu la chance lors de mes années de carrière d’avoir des jeux qu’on m’a prêtés ou donnés, qui m’ont permis d’expérimenter énormément de choses. Un de ceux qui est assez plébiscité en séance, à ma grande surprise, et qui est en lien avec le monde du jeu vidéo, c’est le jeu de société Angry Birds. Vous connaissez peut-être le jeu vidéo original sorti en 2009 sur mobile, ou les deux films d’animation (2016 et 2019). Des oiseaux « en colère » sont catapultés sur un échafaudage érigé par des cochons qui leur avaient volé leurs œufs.

La version tangible est un jeu type construction où l’enfant et/ou le thérapeute construit un édifice et le détruit à l’aide de catapultes en plastique. On retrouve vraiment ici cette notion de construction/ destruction d’un monde, terrain d’expression des pulsions créatrices ou destructrices, qu’on peut faire de concert avec le thérapeute ou en opposition à celui-ci.
L’autre jeu qui est fréquemment utilisé dans mon cabinet est le Monopoly Junior. Avantage, c’est un Monopoly qui est plus court que la version standard et donc qui ne dure que le temps d’une séance, contrairement aux parties de Monopoly classiques qui durent des heures et des heures. Il s’agit d’un jeu centré sur la possession, le fait de détenir ou de lâcher, et c’est assez intéressant de voir les stratégies mises en place qui peuvent être complètement opposées. Le fait de vouloir aider l’adversaire quand il est proche de la banqueroute ou au contraire l’écraser fièrement, voire tricher plus ou moins ouvertement. Ce type de comportement n’est pas forcément bien toléré dans la plupart des situations familiales ou amicales. Cependant, dans la mesure où le thérapeute accepte cela, ça permet pour l’enfant de créer, de dominer un monde et d’en dégager une vertu thérapeutique qui peut potentiellement être exportable à l’extérieur.
Jeu et cognition
Je ne l’ai pas spécifié mais bien évidemment, indépendamment d’être un support de médiation dans le référentiel psychodynamique qui est celui que j’utilise, le jeu peut être aussi utile dans le cadre d’une approche cognitive.
Ainsi, si on prend l’exemple du Memory, indépendamment du fait que je perde tout le temps 😊, on a une notion de gestion de la mémoire de travail. Des jeux comme Dobble, Jungle Speed ou encore Color Smash sont des jeux de discrimination visuelle et de gestion de l’impulsivité. Citons encore Rush Hour ou Blokus qui s’appuient entre autres sur les capacités de planification et la flexibilité mentale.
En somme, les vertus cognitives sont donc nombreuses, malgré le fait que ce ne soit pas nécessairement le but premier.
Jeu de société thérapeutique
Il existe également des jeux de société qui sont directement créés avec une vocation thérapeutique et qui ne sont généralement utilisés que pour ça, En complément de La roue des émotions, qui est un outil qui permet de nommer de nombreuses émotions et besoins, je propose le jeu Feelings. Autour d’un plateau se trouvent six émotions de base parmi un total de 18, et des situations de la vie courante à présenter aux joueurs. A la lecture de la situation, chacun choisit dans laquelle des 6 émotions (généralement 3 dites positives et 3 dites négatives) il se retrouve le plus, mais on ne doit pas donner sa réponse : on doit deviner celle de l’autre. C’est donc doublement intéressant, parce qu’il permet de développer ce qu’est l’émotion d’une manière générale, de nommer les ressentis, de les mettre en lien avec des situations concrètes, mais également de développer l’empathie envers l’autre et enfin l’alliance thérapeutique.
Un autre jeu que j’ai pu tester, c’est La montagne de la confiance où un yéti doit monter en haut d’une montagne avec des questions de la vie quotidienne pour travailler sur la notion de confiance en soi qui, même si elle est fréquemment au cœur des thérapies, est un sujet très vaste.
Petite parenthèse pour parler Dixit, jeu de société favorisant l’imagination, transformé en Dixyst (en rapport avec l’approche systémique), un support thérapeutique. On laisse Julien Besse vous en parler en vidéo.
Jeu de société … de jeux vidéo ? Gamers Inc.
A l’instar d’autres jeux mentionnés ayant des vocations thérapeutiques, j’ai eu la chance de pouvoir essayer le jeu Gamers Inc créé par le neuropsychologue Mathieu Cerbaï. Pas encore disponible dans le commerce, ce jeu de plateau, d’une durée d’environ deux heures en groupe, va permettre de questionner, réfléchir sur des sujets en lien avec le jeu vidéo.
A chaque fois qu’un joueur tombe sur une case, il y a une double question : une relative à la culture générale du jeu vidéo, ce qui rend immédiatement la partie très ludique, et une relative à la sociabilité dans les jeux vidéo, ou leurs vertus cognitives, le rapport à la santé etc.

L’auteur a balayé un large panel de questionnements assez présents chez les parents de joueurs, mais dont les jeunes se saisissent également. Il permet donc d’avoir une réflexion de groupe sur le sujet. J’ai eu l’opportunité de le tester en petit groupe (s’il y a plus de 4 joueurs, il peut y avoir un regroupement par équipe), ce qui est l’idéal pour que la parole circule mieux. J’ai également pu l’essayer en relation duelle dans le cadre d’une séance de thérapie. Le thérapeute ayant les réponses aux questions ne peut qu’être le maître du jeu et l’enfant navigue sur le plateau de questions en question. Excellent dispositif de médiation pour instaurer une relation thérapeutique tout en questionnant le positionnement du jeune par rapport aux jeux vidéo.
Le simple fait de proposer un jeu qui parle de jeux vidéo mais qui ne soit pas un jeu vidéo, au format classique jeux de société, est une idée brillante. L’avantage (ou l’inconvénient, selon les points de vue) des jeux vidéo étant que chacun regarde dans la même direction, le même écran. Là, le jeu de société est au centre, la dynamique est donc tout autre. Un jeu à tester pour les professionnels voulant monter des groupes sur le sujet, ou en relation duelle. L’auteur m’a dit qu’une version commercialisée pourrait arriver dans quelques mois…
Le jeu vidéo, un jeu comme un autre ?
Aujourd’hui, la forme vidéo ludique du jeu s’est naturellement positionnée au cœur de notre société technoscientifique. Le jeu vidéo, lorsqu’il est présent dans la vie de l’enfant, a toujours, à l’instar du jeu classique, une fonction dans son développement psychique. Si le jeu est au cœur du développement de tous les enfants, sa version technologique, le jeu vidéo peut donc être également un objet de médiation thérapeutique. Ce que nous aborderons prochainement sur Psycheclic.