Journées du patrimoine européen – édition 2024
Conférence organisée par MO5.com
Vers un musée national du numérique !
A l’occasion de ces journées européennes du patrimoine, nous vous proposons de nous interroger sur l’apport du numérique pour le “Patrimoine des itinéraires, des réseaux et des connexions”, thème choisi pour cette édition des JEP.
Les notions de patrimoine des itinéraires, des réseaux et des connexions abordent l’idée d’échange et de patrimoine culturel partagé au sein de l’espace géographique européen (puisque journées européennes du patrimoine) comme le souligne le Conseil de l’Europe sur sa page internet dédiée à l’événement.
La connaissance est un patrimoine dans le sens où elle est une transmission et un héritage commun à l’humanité dans la mesure où sa diffusion le permet.
S’il y a bien un outil qui permet l’échange et le partage et donc un accès aux connaissances, c’est internet, et à travers lui, le numérique. Cela tombe bien, c’est le sujet de cette journée ensemble.
Nous sommes tous plutôt d’accord pour dire que nous sommes aujourd’hui dans l’ère du numérique. Expression tirée des travaux d’un sociologue espagnol, Manuel Castells qui met particulièrement en évidence les transformations de la société au travers du développement des réseaux dans une série d’ouvrages, “L’ère de l’information”, datant de 1998 et 1999. Cette ère, liée aux évolutions technologiques de la société, continue d’évoluer.
Je vous propose aujourd’hui de nous pencher sur l’histoire des connaissances à travers la documentation, et finalement aborder le sujet du patrimoine pour arriver jusqu’aux enjeux contemporains autour de la question de la numérisation du patrimoine, d’un patrimoine numérique national, sujet qui nous incombe particulièrement aujourd’hui. Nous ferons notamment un focus sur la patrimonialisation du jeu vidéo, thématique au cœur des enjeux de l’association MO5.com.
Table des matières
Une histoire de la documentation :
La naissance de la documentation : d’un besoin gestionnaire à un encyclopédisme jusqu’à la nécessité informationnelle.
La documentation est un concept pouvant être défini comme “un ensemble de documents” et le document comme un “support qui contient des informations”. La documentation est donc un ensemble d’informations sur des supports. L’information est un besoin important chez l’Homme dans sa quête d’estime, mais également pour un sentiment d’appartenance. Je fais écho ici aux travaux de Maslow et de sa “pyramide des besoins”. Cette quête de l’information a très vite incité l’homme à développer des outils et techniques autour de ce besoin. La documentation naît de tout ça.
L’Antiquité et la naissance de l’écriture : un besoin de gestion
Au commencement, le premier outil de stockage de l’information, avant la naissance des signes, et donc de l’écriture, est le cerveau. De ce fait, la communication entre les hommes repose à cette époque sur la parole et les gestes (Estivals, 1993). L’écriture est inventée par les Sumériens en Mésopotamie, il y a plus de 3 300 ans. Le support de l’écriture est alors une tablette d’argile et l’écriture sert à la gestion des stocks de marchandises pour les impôts par des fonctionnaires. L’écriture se complexifie ensuite, devenant la spécialité d’un corps de métiers : les scribes.
Les premiers outils de gestion documentaires voient le jour comme des corpus de mots et signes de l’écriture des Sumériens, mais également les listes et les catalogues, les résumés permettant de naviguer dans le fonds documentaire.
La Mésopotamie est aussi l’espace dans lequel des lieux de stockage voient le jour.
Le roi ASSURBANIPAL (-668/-626 av. J.C.), roi d’Assyrie, possède une immense collection de documents. Nous ne pouvons pas parler archives et bibliothèques sans citer la fameuse bibliothèque d’Alexandre le Grand. Elle est fondée en -331 av. J.C., et recense un grand nombres de documents. A la disparition d’A. Le Grand, son successeur, Ptolémée Sôter souhaite dès -330 av. J.C. regrouper tous les ouvrages du monde en ce lieu. En France, Charles V installe au Louvres, en 1368, sa librairie, réservée à son usage personnel ainsi qu’à certains conseillers et savants.
Nous sommes alors dans une période où le document est soit un outil gestionnaire, soit un objet précieux qu’il faut posséder en tant que puissant. Les connaissances sont entre les mains d’une toute petite partie de la population, érudits, savants et propriétaires privilégiés.
Des technologies qui permettent l’essor de la documentation : l’imprimerie de Gutenberg (1440) jusqu’aux outils informationnels : de la gestion à l’encyclopédie jusqu’aux besoins informationnels.
Ce qui va permettre une première évolution de la documentation, c’est l’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1450. Les ouvrages ne sont plus uniquement fabriqués par des copistes. Nous voyons une « massification » de l’édition à travers l’Europe au cours de la période qui suit son invention.
Au siècle des Lumières (XVIIIᵉ siècle), l’encyclopédisme nous montre un nouvel enjeu autour de la connaissance. Avec son projet ”Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers”, Diderot, écrivain et philosophe, a un objectif : “Les philosophes des Lumières développent le projet d’une Encyclopédie pour tous”. La Révolution française va aussi aller en ce sens, nationalisant les bibliothèques et archives privées et en confisquant un grand nombre de documents.
Après la bibliothèque comme lieu des érudits, puis comme lieu des propriétaires, cet espace entre dans la sphère publique. Il y a de nouveaux enjeux qui apparaissent. Un enjeu théorique tout d’abord, celui de l’unité du savoir et enfin un opératoire autour de l’accessibilité du savoir.
Le XIXème siècle voit l’apparition de classification comme celle utilisée encore aujourd’hui dans les CDI ou à la BNF, inventés par Melvil Dewey en 1876. Cette classification servira de modèle pour une autre classification, la Classification Décimale Universelle (Paul Otlet et Henri La Fontaine, 1905). Il existe bien sûr d’autres exemples.
En somme, l’idée de la « documentation » comme activité naît simultanément de l’écriture à l’époque antique. Elle repose sur l’acquisition, la collecte, l’accumulation, la comptabilité, l’archivage. L’enjeu principal étant de conserver, de centraliser les informations. Cela est permis par les formes d’organisation de ces informations. Un corpus d’outils et de techniques, liés au traitement du support et de ces informations, est inventé. Ce corpus va évoluer, se perfectionner. C’est ce que nous observons en tant que professionnel de la documentation. Ce perfectionnement est lié à des avancées techniques : de l’écriture à l’imprimerie par exemple.
Le numérique comme ouverture au monde du document et de l’information.
Nous pourrions continuer cette histoire en suivant les inventions technologiques : les voies ferrées et les gares dans chaque ville de France qui permettent de voyager plus facilement, et par extension d’améliorer la circulation des informations. Cette avancée technologique est accompagnée par l’installation de Relais H, lieu de vente de la presse et d’ouvrage, dans chaque gare rendant accessible la lecture. D’autres technologies ont marqué l’histoire de l’information: le télégraphe (Claude Chappe), le téléphone, puis ARPANET qui deviendra internet. Tout cela modifie profondément nos manières de communiquer, notre rapport à l’information.
Ce qui est sûr, c’est que le numérique a transformé en profondeur notre rapport au document et à l’information par une évolution des outils et techniques documentaires permettant notamment une plus grande accessibilité aux documents.
Nous pourrions prendre le temps de développer l’histoire de la documentation pour appréhender la nécessité de la médiation autour de ces outils et techniques qui a permis une éducation aux médias et à l’information (enjeux éducatifs au cœur du métier de professeur documentaliste).
Cette histoire des connaissances par la documentation a évolué, en passant par la création d’un patrimoine : d’une propriété individuelle à un enjeu commun d’accès aux connaissances, aux documents, au patrimoine qui est au cœur de la démocratie.
Politiques culturelles et préservation du jeu vidéo : un enjeu contemporain.
Arrêtons nous sur une création française : le dépôt légal.
Les politiques culturelles en France ont vu leur essor pendant la Renaissance et par le désir de François Iᵉʳ de développer la culture française dans le monde.
La bibliothèque d’Alexandrie, héritière de la Bibliothèque d’Alexandre le Grand dans la lignée du projet d’accumulation du savoir par Ptolémée Sôter, pratiquait déjà un raisonnement d’accumulation du savoir, de la connaissance en confisquant tous les documents arrivants en Égypte. Mais, c’est l’ordonnance de Montpellier du 28 décembre 1537 voulu par François Ier qui instaure le dépôt légal en France. Cette initiative sera reprise au XVIIème siècle et au XVIIIème siècle à travers l’Europe puis en occident au XIXème siècle.
C’est quoi le dépôt légal?
En 1537, François Ier proclame une ordonnance donnant “l’obligation légale faite aux producteurs et diffuseurs de documents de les déposer auprès des organismes dépositaires, qui sont tenus de les conserver et de les signaler”. A l’époque, cette ordonnance est régie par le Code du patrimoine et cible les auteurs de livres et de magazines. La bibliothèque royale est l’organisme dépositaire de l’époque. Aujourd’hui, c’est la Bibliothèque nationale de France (BNF). C’est l’article L132-3 du code du patrimoine qui régit et établit ces lieux.
Le dépôt légal est donc l’obligation d’un producteur et du diffuseur d’un document de déposer une version d’un document pour sa conservation auprès d’une institution choisie par l’Etat. Dans le cas de la France, la BNF, le Centre national du cinéma et de l’image animée ou l’Institut national de l’audiovisuel selon le document.
“Le dépôt légal s’étend aux livres, périodiques, documents cartographiques, musique notée, documents graphiques et photographiques, mais aussi aux documents sonores, vidéogrammes, documents multimédias, et depuis 2006 aux sites web et aux documents dématérialisés : logiciels, bases de données”.
La préservation du jeu vidéo, un enjeu contemporain
Si la nécessité de conserver le jeu vidéo fait aujourd’hui partie des enjeux nationaux notamment à travers le dépôt légal qui s’est ouvert à ce médium tardivement, cela n’a pas toujours été le cas. La conservation du jeu vidéo a d’abord été une affaire menée par les particuliers, développant des collections de machines et de jeux plus ou moins importantes.
Il faudra attendre 1992, sur le modèle du dépôt légal des imprimés, pour que les éditeurs de jeux vidéo aient l’obligation d’y déposer les jeux vidéo distribués en France.
Grâce à ce dispositif, la Bibliothèque nationale de France conserve aujourd’hui plus de 22 000 titres de jeux vidéo. Le plus ancien objet de la collection de la BNF date de 1974. C’est une console édité, la Magnavox Odyssey. La collection du département de l’Audiovisuel de la BnF, en perpétuelle évolution, rassemble tous les types de supports : cartouches, cassettes logicielles, disquettes et disques optiques, éditions simples ou collectors, ainsi qu’un ensemble de support. Les jeux vidéo collectés au titre du dépôt légal sont accessibles aux chercheurs et aux professionnels à la BNF.
Le début du 21ème siècle voit l’intensification des actions en matière de préservation du jeu vidéo. Les réseaux de collectionneurs et collectionneuses se structurent dès la fin des années 1990 en grande partie grâce à Internet, qui offre des espaces d’échange et de rencontre. Ils se structurent également par la constitution d’associations attachées à la préservation de patrimoine informatique – comme Aconit à Grenoble ou Silicium à Toulouse – ou attachées plus directement à la préservation du patrimoine vidéo ludique comme MO5.COM à Paris.
Bien souvent en partenariat avec les associations, plusieurs musées développent au cours des années 2000 des collections ou expositions liées aux jeux vidéo ou intégrant le jeu vidéo.
C’est ainsi le cas du Conservatoire National des Arts et Métiers, où le jeu vidéo est approché comme technologie et est intégré aux collections Informatique du musée.
C’est aussi le cas au Musée des Arts Décoratifs où le jeu vidéo a intégré une collection liée au « jouer ».
Troisième exemple à New York, le Museum of Modern Art a intégré une vingtaine de logiciels de jeu à sa collection dédiée au Design.
Nous pouvons aussi citer les nombreuses expositions autour de licences de jeux vidéo comme nous l’a proposé Jean-Paul Santoro dans l’article Assassin’s Creed au musée du Cap d’Agde.
Le développement de ces collections s’accompagne d’une volonté marquée de l’ensemble des acteurs de valoriser l’histoire et le patrimoine vidéoludique. De nombreux musées ou institutions s’y attachent. Nous pouvons ainsi citer la Cité des sciences à Paris qui propose une collection avec des expositions et événements sur le jeu vidéo.
En conclusion, la conservation des jeux vidéo se caractérise aujourd’hui par une très grande diversité d’initiatives émanant tant des particuliers que des associations que des institutions publiques. C’est en recourant à ces nombreux fonds d’archives et de documentation provenant de ces différentes initiatives que chercheurs, chercheuses, mais aussi passionné(e)s ont pu élaborer des histoires du jeu vidéo, elles aussi, très diverses.
J’ai tenté de vous présenter une version simplifiée de la question de la patrimonialisation par le biais de l’histoire de la documentation. Cet historique « universel » a permis de comprendre les enjeux autour du rapport aux savoirs dans le temps, mais aussi au lien étroit entre documentation, gestion, stockage et accès à ce patrimoine.
A travers le cas français du dépôt légal, penser comme l’institutionnalisation de la patrimonialisation, nous avons pu aborder l’évolution du concept de document dans le temps. La documentation, pensée comme la discipline qui comprend “ l’ensemble des techniques [et réflexions] permettant le traitement permanent et systématique de documents ou de données, incluant la collecte, le signalement, l’analyse, le stockage, la recherche, la diffusion de ceux-ci, pour l’information des usagers”, est née du besoin d’information de l’Homme. Ce besoin est toujours actuel et nécessite de pouvoir utiliser cet ensemble de techniques et de réflexions autour de l’information. Le patrimoine, compris comme l’ensemble des connaissances, savoirs, objets transmis, est au cœur de la documentation. Nous pouvons donc ouvrir l’échange qui va suivre par une première question que je propose:
Selon vous, en quoi le numérique permet une patrimonialisation ? Est-ce une nouvelle étape de la documentation?
Je vous propose de laisser votre avis sur cette question en commentaire ou de proposer d’autres questions ci-dessous.
Ce thème de la patrimonialisation du numérique fera surement l’objet d’une émission plus complète sur le Twitch de l’association MO5.com. N’hésitez pas à les suivre !