Youtubeur. Influenceur. Créateur de contenus. Plusieurs appellations pour désigner un métier qui n’existait pas il y a plus de deux décennies.
Et pourtant, l’avènement des réseaux sociaux a considérablement modifié le rapport à l’autre, à la culture, à l’image, à la célébrité.
Là où le début des années 2000 était marqué par des stars sans aucun talent, propulsées sur le devant de la scène par la téléréalité, ce sont aujourd’hui des talents réels et variés qui sont nécessaires pour percer, doublés d’une très bonne connaissance des codes qui régissent la communication de ces nouveaux médias.
Pour moi, qui ai soufflé plus de 40 bougies, mes références étaient des créateurs de contenus de ma génération : le Joueur du grenier, Karim Debbache, et plus récemment Jérémie Gallen de « Va te faire suivre » et Kouryu.
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L’idole des ados
A l’adolescence, l’adulte en devenir se positionne, dans une certaine mesure, en opposition aux parents. Il va de ce fait trouver un nouveau cercle social en dehors du cercle familial, ainsi que de nouveaux idéaux. Chanteurs, acteurs, et maintenant influenceurs peuvent occuper ce rôle.
Et effectivement, lorsque je reçois des adolescents en consultations, ou lors de mes interventions en milieu scolaire, les youtubeurs ont parfois fonction d’icônes, mais les noms cités sont tout autres que mes références. Y’aurait-il des catégories de youtubeurs correspondant à des publics cibles variés, selon l’âge, le genre, le thème ? Les jeunes me citent par exemple fréquemment les pseudonymes de Squeezie, Michou, Mastu, ou encore Inoxtag.
Et si les premiers vous sont peut-être inconnus, vous avez pu difficilement passer à côté d’Inès Benazzouz, connus sous le pseudonyme d’Inoxtag.
En effet, après plus de 10 ans de contenus liés notamment aux jeux vidéo Minecraft et Fornite, le jeune créateur a annoncé publiquement sa volonté de gravir le mont Everest, prenant ainsi le contrepied des stéréotypes des jeunes en surexposition aux écrans, au détriment d’activités physiques extérieures.
Mais plus qu’un pari sportif, c’est un documentaire qu’Inoxtag prépare : Kaizen, qu’il définit comme « s’améliorer jours après jours, devenir meilleur petit à petit ». Le documentaire s’est retrouvé dans les salles obscures une journée avant d’être proposé sur Youtube. Les images sont magnifiques, et le succès est au rendez-vous, on parle de 340 000 entrées pour cette journée au cinéma, et à ce jour 33 millions de vues sur Youtube.
Alors, que nous dit ce projet de l’évolution de l’exposition, de l’image, du rapport au virtuel et aux expériences tangibles ?
Quand on veut, on peut ?
Monsieur Benazzouz diffuse pendant toute la durée du documentaire plusieurs idées assez basiques. Quand on veut, quand on s’en donne les moyens, on peut y arriver. Cette assertion entraine plusieurs commentaires. D’une part, ce n’est naturellement pas vrai dans tous les cas, beaucoup d’autres critères entrent en jeu. Inoxtag reconnait volontiers en début du documentaire n’être absolument pas sportif, et avoir un mode de vie et des habitudes alimentaires loin d’être idéaux. Pourtant, il a su, avec son équipe, suivre un entraînement intensif pour atteindre la condition physique nécessaire. Ses efforts ont porté leurs fruits, il peut être applaudi, mais tout le monde n’a pas cette possibilité d’évolution physique, ni son âge qui est nécessairement un avantage pour ce type de challenge.
De la même façon, une expérience aussi ardue demande un mental d’acier, car le toit du monde met ceux qui tentent de le conquérir à rude épreuve. Et là, force est de constater que le jeune Inès est constamment montré dans le reportage comme souriant, voir éclatant de rire. On peut imaginer que ce soit un choix de montage, il serait alors intéressant de préciser qu’un bon équilibre mental, une résistance à la douleur, une bonne gestion des émotions et de la frustration, ainsi qu’un désir de dépassement de soi sont nécessaire, ce que n’a pas forcément tout un chacun. Répéter « on lâche rien » ne fait pas tout. Autre possibilité, il était insouciant et inconscient du danger, qu’il n’a compris qu’une fois sur l’arête finale face à la mort. Heureusement pour lui et son équipe, l’aventure s’est bien terminée pour eux.
Sport, argent et dépassement de soi
Car oui, Inoxtag ne s’est naturellement pas lancé dans l’Himalaya sans être bien entouré : coach sportif, accompagnateurs, sherpa… et tout cela coûte beaucoup d’argent. On estime le coût du projet autour d’un million d’euros, en partie pris en charge par les sponsors. Parce qu’effectivement, sponsors il y a, on les voit constamment sur la manche de son équipement, et de façon plus que flagrante face caméra. Mais le lien entre sport et argent existe depuis des décennies, bien avant la naissance du jeune Inès. Certains se souviennent en effet peut-être de l’athlète Marie-José Pérec sautant face à la caméra pour que ses sponsors apparaissent.
Par ailleurs, la création de documentaire servant entre autres à financer les expéditions qu’elle relate existe également depuis longtemps, je pense notamment à Patrick Edlinger ou encore Jacques Yves Cousteau.
Donc certes, Inoxtag pourra créer des vocations de dépassement de soi chez les jeunes qu’il influence mais non, le fameux « quand on veut on peut » n’est pas tout le temps vrai. On pourrait même prolonger cette affirmation en disant que ceux qui échouent ne se sont pas donnés les moyens, ce serait donc de leur faute ? Une idéologie qu’on ne peut que dénoncer, m’évoquant la célèbre phrase qui met en opposition « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » (je vous laisse retrouver vous-même qui l’a prononcé). On pourrait également penser à l’influenceur Tibo Inshape, fortement critiqué après avoir déclaré « Rien à foutre de ta dépression ».
Pollution et surfréquentation
Le youtubeur et son équipe de production avait annoncé qu’il allait également filmer la dimension négative de l’ascension, notamment la pollution liée à la surfréquentation du site. Et effectivement, le reportage montre des scènes surréalistes de queues interminables à haute altitude. Pourtant, Inoxtag et son équipe participent au phénomène qu’ils entendent dénoncer, malgré le fait qu’ils semblent avoir été soucieux de ne pas polluer un site déjà bien souillé par la trop forte présence humaine.
Ceci me renvoi aux sites naturels « instagrammables ». Certains lieux naturels sont pris d’assaut, non pour la beauté du paysage ou l’expérience au cœur de la nature, mais pour la dimension photographique des lieux. Ainsi, des endroits autrefois réservés aux randonneurs et autres amoureux de la nature se retrouvent envahis, avec des conséquences néfastes pour la faune et la flore. Malheureusement, tant que l’image et le paraitre sera plus important que l’expérience, cela risque de perdurer.
Sortir des écrans
A moins que le message d’Inoxtag prononcé au somment du monde (et visiblement préparé en amont), relatif au fait de s’éloigner de la culture de l’image, des écrans pour viser l’expérience, ait également influencer son public ? L’idée de sortir des écrans pour aller dans la « vraie » vie est cependant assez paradoxale pour quelqu’un qui a documenté son expérience en vidéo. Ceci étant dit, il est tout à fait possible que cette quête de retour à la nature soit un authentique cheminement pour d’Inès Benazzouz et pas uniquement un énorme coup de communication, même si Inoxtag restera sans doute son métier pendant un bon moment.
De la langue de Molière
Dernier point, peut-être anecdotique, mais qui m’a particulièrement marqué n’étant absolument pas habitué à ses vidéos : la pauvreté langagière. On ne compte plus le nombre de « frère/ reuf », « gros », « ma gueule » etc. entendu lors de ce film. De même, on voit Inès rire aux éclats quant aux problèmes gastriques racontés par un autre alpiniste, je ne suis de ce point de vue absolument pas sensible à ce genre d’humour immature.
Il est possible qu’il soit représentatif d’une partie des jeunes de son âge. Mais les créateurs de contenus ont un énorme impact sur leur communauté, d’où le terme « influenceur ». Si son exploit donnera peut-être envie à certaines personnes de se dépasser physiquement, il est peu probable qu’il donne envie de se dépasser à l’oral … En opposition parfaite au personnage d’Inoxtag, je préfère dans la même tranche d’âge celui de Monsieur Pof, qui joue le dandy s’exprimant avec élégance de façon caricaturale.
En conclusion
Exploit sportif, appel au dépassement de soi et/ou coup de communication : est-ce que je vous recommande ce documentaire ? Oui. Ce qu’a fait Inoxtag reste un exploit, et on ne peut pas lui enlever. Les images sont magnifiques, et l’appel au dépassement de soi est là, même s’il est assez rudimentaire. On pourrait se demander si Kaizen va impacter le microcosme des créateurs de contenus et influencer l’avenir des plateformes. Va-t-on aller vers des productions de plus en plus professionnelles, loin des premières vidéos filmées dans leur chambre ? Le retour à l’expérience prendra-t-il le pas sur le tout numérique ? Qu’en pensez-vous ?