Lorsqu’on évoque les supers héros DC Comics, deux noms viennent à l’esprit en premier, ceux de Superman et de Batman. L’homme chauve-souris n’a, contrairement au kryptonien, aucun superpouvoir, mais pallie sa condition humaine mortelle par un équipement ultrasophistiqué. Face à lui, de nombreux adversaires, dont le plus célèbre : le Joker. Je vous invite à voyager dans l’univers de ces deux personnages antagonistes.
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Effraction et alter-ego.
Batman est né sous le crayon de Bob Kane et de Bill Finger en 1939. Lors de sa première apparition dans le Detective Comics n°27, le public fait la connaissance de Bruce Wayne, playboy millionnaire, et de son alter-ego Batman, le Chevalier noir. On y apprend rapidement que le jeune Bruce Wayne assiste, impuissant, à l’assassinat de ses parents. Alors que le jeune Bruce constate bien la chute du père, il semble la désavouer en jurant de faire payer le meurtrier et de devenir un justicier pour venger ses parents. Ainsi, il cherche à devenir tout puissant, “phallique” pour reprendre le terme analytique, pour compenser cette rencontre traumatique.
Pour devenir Batman, Bruce allait faire une autre rencontre qui allait marquer sa vie : la chauve-souris. L’objet initialement phobique est alors littéralement introjecté par celui qui deviendra Batman. On note donc rapidement que la dichotomie entre deux personnalités différentes voire opposées cohabitant au sein d’un même personnage se retrouve dans un très grand nombre de protagonistes de ce comics : Jack Napier (ou Arthur Fleck) est le Joker, Harvey Dente est Double-face, Selina Kyle est Catwoman, etc.
Dans tous ces cas, une rencontre traumatique est en jeu : un meurtre, un accident, une agression. L’alter-ego apparaît alors pour symboliser cette effraction qui ne peut pas être appréhendée par le langage. Le personnage alterne alors consciemment entre ses deux facettes. Pour d’autres, l’arrivée d’un alter-ego permet de faire tenir la réalité chez le personnage initial ayant visiblement décompensé après cette rencontre, s’effaçant alors sous la nouvelle facette délirante. Par ailleurs, les termes psychotiques ou schizophrènes sont couramment utilisés pour décrire certains ennemis de l’homme chauve-souris. On remarque en outre que les troubles mentaux et la psychologie semblent être des éléments récurrents dans cette série. Par exemple, le docteur Harleen Quinzel deviendra Harley Quinn après avoir été dévorée par son contre-transfert massif envers son patient le Joker.
Depuis le début de ses aventures, le premier et le plus emblématique des adversaires du Chevalier Noir est le Joker. Les créateurs ont voulu créer un personnage à l’opposé du sombre et triste justicier Batman, en imaginant un clown blanc rieur, tueur en série, complètement délirant, ayant un sourire figé comme marque de fabrique. L’ambivalence entre la noirceur du meurtrier et son humour délirant en font un personnage intriguant voire inquiétant.
Différents Joker.
L’identité et l’origine du Joker varie selon les versions. Dans la version de Tim Burton (1989), Jack Nicholson incarne le criminel Jack Napier qui, pour échapper à Batman, se jettera dans une cuve d’acide. En découvrant son visage post-opératoire défiguré, il décompense en se voyant dans le miroir. Cela renvoie au stade du miroir en psychanalyse, une expérience jubilatoire où l’enfant comprend son intégrité corporelle et le fait que l’adulte et lui sont des personnes différentes. Pour le malheureux Jack, l’expérience n’est non pas jubilatoire car symbolisée par l’Autre mais sidérante. Il brise le miroir comme une métaphore de l’explosion de son psychisme. A partir de là, l’Autre n’existera plus pour lui, il n’hésitera en effet pas à mutiler ou abattre de sang-froid quiconque se trouve sur sa route. Il tentera d’imposer sa jouissance mortifère sans limite à tous les habitants de Gotham en les empoisonnant, dans le but de leur figer un sourire morbide à l’instar de celui qui orne son visage, ou de détruire la ville.
Son seul but est le chaos, que Batman veut à tout prix contenir. Le joker alterne les arrestations et les évasions, on peut penser qu’il fait office de l’objet ultime pour Batman, cause suprême de son désir qui le met en mouvement en le faisant sortir de la pulsion de mort qui semble régner sur sa vie souterraine. Cet objet ultime peut être pensé comme une version complètement aboutie du délire d’incarnation de personnage mal assumée par le névrotique Bruce. Cet aspect absolu du délire suscite malgré lui une fascination morbide chez Bruce, tout comme tous les criminels de Gotham.
En revanche, dans The Dark Knight : Le Chevalier noir (2008), Heath Ledger campe un Joker intelligent et manipulateur, qui narre des versions changeantes de l’origine de ses cicatrices selon l’interlocuteur. Cette version du clown semble renvoyer à la perversion ou la psychopathie.
Force est de constater qu’avec les différentes versions du personnage, les diagnostics imaginaires sont incertains. Ainsi, dans le jeu vidéo Batman Arkham Asylum (2009), il est décrit comme un « psychopathe meurtrier, bien qu’aucun diagnostic psychologique précis n’ait été établi », ce qu’on entend d’ailleurs dans les enregistrements audio de ses séances de psychothérapie.
Le joker de Joaquin Phoenix
C’est à présent au tour de Joaquin Phoenix d’incarner le Joker dans le film éponyme qui sort cette semaine en salle. Attention, la suite de l’article dévoile une partie de l’intrigue du film.
Le film décrit la lente décompensation psychique d’Arthur Fleck, qui le conduira à devenir le Joker. Le film s’ouvre sur l’humoriste raté en train de peaufiner son sourire de clown devant le miroir. Il vit avec sa mère, dépendante, qui semble de prime abord souffrir d’une fragilité psychique, dans un Gotham en pleine crise. Il semble suivre autant que faire se peut l’injonction maternelle d’être joyeux et de sourire en permanence. Il semble souffrir d’un rire compulsif lorsqu’il est en état de stress, qui met rapidement ses interlocuteurs mal à l’aise. Le centre social, où il suit sa psychothérapie et obtient son traitement, ferme ses portes, il entame donc un nouveau chapitre de sa vie sans neuroleptique.
Après une première agression dans la rue, il obtient une arme à feu, et se fait licencier de son poste de clown en hôpital pour enfant. Une seconde agression dans le train le poussera à commettre l’irréparable en abattant ses agresseurs. A partir de là, Arthur commence à décompenser et vit certaines scènes qui se révèleront être un délire sur un versant psychotique. La question de ses origines met le spectateur en haleine pendant un long moment, avant la révélation suivie de la perte de sa mère, qui entérinera définitivement sa décompensation psychique.
Arthur devenu Joker pourra alors procéder à des exécutions d’une rare violence, avant d’advenir dans son nouveau personnage devant toute la ville. Il dessine sur son visage le légendaire sourire du Joker avec son sang, incarnant dans le Réel l’injonction maternelle du sourire. Parallèlement à cette naissance du personnage, la mort des parents de Bruce Wayne, et donc l’origine de Batman, arrive exactement en même temps.
Le film s’achève sur une séance de thérapie du Joker interné à l’asile d’Arkham, d’où il s’échappera avant de rencontrer l’homme chauve-souris quelques années plus tard.
Ce film est donc surprenant : loin d’être un film de super-héros/ super-vilain, le film montre en réalité la déchéance d’un homme souffrant de troubles mentaux, et sa lente décompensation jusqu’à l’incarnation du clown tueur. Sur fond de lutte des classes entre la précarité des habitants de Gotham et la richesse de ses dirigeants, le film est sombre, d’une profondeur et d’une noirceur psychique parfois dérangeante pour le spectateur qui y trouve là quelques réponses sur les origines de ce personnage culte.
Et vous, voudriez-vous voir cette version du Joker affronter un nouveau Batman ?
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