Des archétypes aux Personae : la psychanalyse jungienne en jeu

Persona 3 Reload

Sorti en 2024, Persona 3 Reload redonne vie à un titre emblématique du jeu de rôle japonais. Avec ses thématiques riches mêlant psychologie jungienne et adolescence, ce jeu propose une expérience narrative et ludique emplie de symboles et de significations. Voici une analyse croisée entre les concepts développés par Carl Gustav Jung et leur réinterprétation dans l’univers du jeu, explorant les liens entre gameplay, métaphores analytiques et représentations symboliques.

Un concept jungien

Persona est une série de jeux de rôle produite par Atlus, dérivée du jeu Shin Megami Tensei.

Le titre Persona fait référence au concept proposé par le psychiatre suisse Carl Gustav Jung. Peut-être un peu moins connu en France que Freud ou Lacan, l’apport de Jung à la théorie analytique a néanmoins été majeur, même si sa théorie n’est parfois pas la bienvenue dans certaines écoles psychanalytiques (et inversement je présume). Carl G. Jung rencontre Sigmund Freud en 1907, une amitié intellectuelle très forte les lie rapidement. Mais leur relation finit par s’éteindre quelques années plus tard suite à des divergences théoriques relatives à la psychanalyse naissante, notamment sur le fondement sexuel de la psyché, la notion d’inconscient collectif ou encore une certaine forme de spiritualité.

La relation entre Freud, Jung et Spielrein a notamment fait l’objet d’un film, A dangerous method de David Cronenberg (2011). Un autre film, L’âme en jeu de Roberto Faenza (2002), se centre sur la relation de Carl Gustav Jung et Sabina Spielrein.

Carl Gustav Jung
Carl Gustav Jung

La persona correspond, chez Jung, au masque que chacun porte en société, s’inspirant du masque des acteurs antiques. La persona masque ainsi dans le lien social certaines facettes de l’individu, la part d’ombre (la part refoulée du psychisme chez Jung).

Adolescence et invocation

La série de jeu Persona met en scène un groupe d’adolescents qui, dans leur route symbolique vers l’âge adulte, vont découvrir leurs Personae, ici des entités qui leur permettent notamment d’attaquer ou se défendre.

Le jeu prend quelques libertés conceptuelles, leurs personae semblent en effet correspondre à un autre concept jungien, celui d’archétype, une image primordiale. Elles émergent selon Jung d’un inconscient partagé par tous, l’inconscient collectif. La Persona et l’ombre sont effectivement des archétypes proposés par Jung, aux côtés d’autres comme l’animus et l’anima, le sage, le héros etc.

C’est d’ailleurs assez curieux de remarquer que dans un autre jeu de l’éditeur Atlus, Metaphor : ReFantazio, il y a un équivalent de personnages magiques invocables qui s’appellent… des archétypes.

Revenons à la série Persona où les personae des différents opus correspondent à des figures mythologiques gréco-romaines (Orphée, Thanatos, Athéna etc.), nordiques (Odin, Siegfried, Thor), hindoue (Apsaras), mais aussi à des figures religieuses variées (Gabriel, Messie) ou encore culturelles (Alice).

Le premier opus présente le concept, les lycéens découvrent leur personae, facettes méconnues d’eux-mêmes, en lien avec l’inconscient collectif.

Le deuxième épisode, découpé en deux jeux, insiste davantage entre les conflits psychiques propres à chaque protagoniste, entre leurs parts d’ombre (shadows, figures récurrentes dans la série) et leurs consciences. La dimension sociale prend la forme d’interactions sociales entre les personnages et les démons, axées selon le choix du joueur sur la plaisanterie, la menace, le sérieux ou la gentillesse. Ce côté du gameplay symbolise de façon très simplifiée les relations aux autres et les relations entre personae.

Dans tous les épisodes, les personae sont intégrées aux 22 arcanes majeurs du tarot de Marseille. Les cartes peuvent donc être récupérées et fusionnées pour en créer de nouveau, et les personnages auront certaines affinités avec les personnages ou démons rencontrés selon celles qu’ils possèdent.

Persona 3 et pulsion de mort

Attardons-nous sur Persona 3. Initialement sorti en 2006 sous le titre Shin Megami Tensei: Persona 3, il vient de ressortir en 2024 sous le titre Persona 3 Reload.

Attention, la suite du texte divulgue une partie de l’intrigue, et contient des descriptions et images liées à la mort, susceptibles de heurter la sensibilité de certaines personnes.

Le jeu commence par la découverte du protagoniste, sans nom et sans parole, écouteurs vissés en permanence sur les oreilles. Même si son apparence n’est pas modifiable, son mutisme et le fait de devoir le nommer lui confèrent une nature d’avatar, dans laquelle le joueur peut projeter une partie de son identité. Dans l’animé tiré du jeu, il se nomme Yuki Makoto et parle, mais très peu. Il incarne le stéréotype de l’adolescent peu bavard, nonchalant, se défiant de la mort, dans un retrait social pouvant parfois évoquer une certaine forme de Trouble du Spectre de l’Autisme.

Et effectivement, le thème de la mort accompagne le protagoniste ainsi que tout le jeu du début à la fin. Notre héros est en effet orphelin, comme d’autres personnes qu’il rencontrera. Des personnages clés mourront de façon définitive dans le scénario. Et surtout, le jeune homme arrive en ville à une heure tardive où les rues sont entièrement désertes mais parsemées de cercueil.

Il découvre alors qu’une 25ème heure existe, que seuls les détenteurs de personae peuvent voir. Les autres humains, ne maitrisant pas de personae, sont temporairement changés en cercueil ou en monstres nommés « shadows », puisqu’ils n’ont pas de persona au sens jungien du terme pour masquer leurs zones d’ombre.

Combats nocturnes

Le jeu se divise en deux types de gameplay, selon qu’il fasse jour ou nuit.

Le groupe formé de différents jeunes fréquentant le même dortoir et le même lycée lutte la nuit contre les ombres dans le Tartare, une tour dont le nom s’inspire une nouvelle fois de la mythologie. De nouveau, on retrouve cette tour nocturne dans un autre jeu de l’éditeur, Catherine, où Vincent gravit cette tour dans ses cauchemars.

Pour invoquer leur personae, les protagonistes doivent littéralement se tirer une balle dans la tête : nous sommes ici face à une mise en scène du rapport de l’adolescent à la mort, mais également de l’humain en général, qu’il choisit plus ou moins d’ignorer ou de garder en tête (c’est le cas de le dire).

Persona 3 Reload - Capture d'écran
Persona 3 Reload – Capture d’écran

A chaque pleine lune, le groupe de jeunes affronte un boss issu d’un arcane majeur du tarot. Une fois les douze boss vaincus, le groupe comprend que c’est la mort elle-même qui s’apprête à détruire le monde, et que toute tentative de lui échapper serait forcément vaine. Le groupe l’affrontera néanmoins, et le héros ira se sacrifier, sa propre mort sauvant la vie de tous les autres. Une métaphore christique on ne peut plus limpide. Naturellement, la mort n’est pas vaincue mais scellée, et notre héros survit.

On peut voir ce déroulement à au moins deux niveaux de métaphores. Comme nous le disions dans l’article sur Dragon Ball, la mort ne peut pas être représentée, cernée par des mots. Les humains la transfigurent par des idéologies, théistes (religion) ou autres. Persona 3 ferait donc ici partie de ses tentatives de symbolisation de la mort, le récit étant une allégorie de l’inéluctabilité de cette dernière et son acceptation, ou pas.

Un autre niveau de métaphore est celui du rapport de l’adolescent flirtant avec les limites pour se cogner au Réel de notre mortalité, afin d’accéder au stade d’adulte qui refoulera temporairement cette fatalité.

Et lien social diurne

Quand ils ne ferraillent pas dans les allées du Tartare, nos héros sont pris dans le lien social, puisque le concept même de Persona s’applique aux relations sociales. Ainsi, la partie diurne du jeu ressemble un peu à un jeu de drague « dating sim » où, après les cours, notre héros se lie d’amitié ou d’amour avec les différents personnages rencontrés dans l’aventure. Naturellement, les personae possédés par chacun jouent un rôle dans les interactions, les « masques sociaux » compatibles favorisent de meilleures relations, et améliorent les caractéristiques de la personae invocable.

Persona 3 Reload - Capture d'écran
Persona 3 Reload – Capture d’écran

On se retrouve donc face à une jolie tentative de transcription d’un concept analytique en élément de gameplay. Le résultat est plutôt convaincant, mais manque parfois de maturité. Même si la question de la mort en trame de fond donne une profondeur au jeu, force est de constater que le joueur passe un bon nombre d’heures dans des stéréotypes de relations humaines d’adolescents, qui auraient gagné à être plus subtiles et réalistes. Cette problématique se retrouvait également, selon moi, dans le jeu Catherine, où les choix de mode de vie du protagoniste sont très dichotomiques, même si cette simplicité apparente cache un propos général plus intéressant.

Conclusion

La série se poursuit avec Persona 4 et 5, qui continuent d’explorer le concept avec des angles légèrement différents.

Au final, Persona 3 Reload est un excellent jeu de rôle japonais (J-RPG), visuellement très beau mais excessivement chronophage. Même s’il reste une tentative intéressante d’adapter en jeu vidéo un concept analytique, la nature du support et la mise en récit s’en éloigne beaucoup. Donc pour en savoir plus, une seule direction : les ouvrages de Jung.

Pour aller plus loin

Une analyse de Persona 3 Reload en vidéo par Kouryu

Site officiel de Persona 3 Reload

Persona 3 Reload sur Steam

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