Tetris, le film, guerre froide et jeu vidéo.

Dernier jour de CM2 au début des années 90, des jeux de société partout dans ma salle de classe. Mais un de mes amis joue à autre chose, un Game Boy. A côté de Super Mario Land me rappelant le Mario de ma Nes, j’essaye pour la première fois de ma vie le célèbre jeu vidéo Tetris. Quelques années plus tard, un ami étudiant me prête son exercice d’informatique consistant à coder Tetris en Pascal, un langage de programmation. Ma version sera en C. Ceci est ma relation à Tetris. Vous avez la vôtre. Quasiment tout le monde a rencontré cette légende du jeu vidéo.

7 x 4

Tetris, dont le nom viendrait de la contraction des mots tetra (quatre en grec) et tennis, est un jeu vidéo de puzzle. 7 figures composées de 4 blocs, appelées tétrades ou tetraminos (tetra et domino) chutent inlassablement du haut de l’écran. Pourquoi 7 me direz vous ? Tout simplement parce que cela correspond à l’empan mnésique moyen (plus ou moins 2), c’est-à-dire le nombre d’éléments qu’une personne peut garder en mémoire pendant un temps court, notamment pour faire une opération dessus. Le joueur agence les pièces en les faisant tourner avant de remplir des lignes qui disparaissent. Avec près de 500 millions d’exemplaires vendus sur des dizaines de versions (dont quelques-unes sur la photo ci-dessous), Tetris reste à ce jour un des jeux vidéo les plus vendus au monde.

Certaines études quelques peu anciennes indiquaient que la pratique de Tetris améliorerait le temps de rotation mentale ainsi que le temps de visualisation spatiale (1) et optimiserait aussi les réflexes et la sensation de bien-être chez les personnes âgées entre 69 et 90 ans (2). Plus récemment, des chercheurs auraient même démontré que jouer à Tetris réduirait le sentiment de manque (drogues, alimentaire etc.) (3). Naturellement, comme la plupart des études, leurs méthodologies peuvent être discutées, notamment lorsque l’échantillon est faible, les conclusions doivent donc être considérées avec précautions.

Mythes sociaux et légendes urbaines

Lorsque j’ai entendu parler d’un film sur Tetris, j’étais dubitatif : je m’attendais à voir un film avec des personnages en forme de petits blocs … après tout, il y a bien un film dont les personnages sont des émojis (que j’ai vu, vie de famille oblige).

Il n’en est rien. Le monde de l’informatique et celui du jeu vidéo sont remplis de mythes sociaux, de légendes urbaines. Par exemple, le jeu E.T. sur Atari 2600 aurait contribué au crack des jeux vidéo en 1983, et des tonnes d’invendus auraient été enfouis avant d’être retrouvés en 2014. La légende urbaine était donc vraie.

Certains de ces mythes numériques sont passés sur grand écran. Ainsi, de la même façon que les biopics « Les Pirates de la Silicon Valley » (1999) relatent la légendaire rivalité entre Steve Jobs et Bill Gates, ou encore « The Social Network » (2010) qui traite de la création de Facebook, le film Tetris relate la création du jeu.

Car une autre légende entendue pendant mon adolescence était que le concepteur soviétique du jeu original, Alekseï Pajitnov, aurait été spolié de ses droits. Le film qui revendique être « inspiré d’une histoire vraie » semble indiquer que ce n’est peut-être pas si simple que ça.

Guerre froide et jeu vidéo

Tetris, réalisé par Jon S. Baird, vient de sortir ce 31 mars 2023 sur Apple TV+. Le film est centré sur le personnage d’Henk Rogers, développeur néerlandais, et sur la bataille juridique dans laquelle il s’est engagé pour récupérer les droits du jeu vidéo Tetris après que l’ingénieur Alekseï Pajitnov a créé la première version en 1984. Le jeu vidéo en lui-même, son codage et son portage sur le Game Boy de Nintendo encore l’état de prototype n’apparaissent qu’au second plan.

Le film s’embourbe en effet dans des processus de négociations assez lourds à suivre, en l’intégrant dans un contexte de film d’espionnage en pleine guerre froide, certes réelle, mais filmée de façon on ne peut plus cliché. Ici, les russes sont les méchants, les américains les gentils. On arrive cependant à entrevoir un portait discret mais plutôt juste de ce qu’était l’URSS juste avant sa chute, avec les rationnements, les violences et menaces, la peur de parler etc. Une des dernières images du film étant la ruée vers Tetris aux Etats-Unis mise en parallèle avec la chute du mur de Berlin.

Mêler l’univers d’un jeu vidéo et de la politique est assez intéressant et plutôt rare pour le moment. La dimension technologique se retrouve dans la forme, le film sent bon le pixel et les années 80. Les transitions entre les lieux, l’apparition des bâtiments se font en pixel art, le film est structuré en « level », les noms de Mario, Zelda et Punch-out sont lancés dans une pure démarche de fan service. Mais quand on a vécu ces années, ça peut néanmoins avoir un effet madeleine de Proust. La bande son n’est pas en reste, en plus du fameux thème Korobeiniki mondialement associé à Tetris, on entend une version de « Holding Out for a Hero » de Bonnie Tyler et « The final countdown » d’Europe.

Du septième art

N’étant pas exempt de défaut, ce film est cependant une mine d’or d’informations sur la légende du jeu vidéo qui a contribué, en étant vendu avec le Game Boy, d’une part à la démocratisation du jeu vidéo nomade, ancêtre de nos jeux vidéo sur mobiles, et d’autre part au fait que les jeux vidéo ont touché un public très large et non plus seulement enfantin.

A côté des adaptations parfois étranges, inintéressantes voire médiocres de jeux vidéo sur grand écran (Street Fighter, Double Dragon, le premier film Sonic) même s’il y a des exceptions, Tetris choisit un autre angle, celui du biopic, pour que le monde du jeu vidéo et celui du septième art puisse se rencontrer.

A découvrir sur Apple TV +, une semaine d’essai gratuite est proposée.

Je vous laisse sur cette image du Game Boy du youtubeur et ami Kouryu, signé par Pajitnov en personne.

Sources :

[1] L. Okagaki et P.A. Frensch, « Effects of video game playing on measures of spatial performance: Gender effects in late adolescence », Journal of Applied Developmental Psychology, vol. XV, n° 1, janvier-mars 1994.

[2] J. Goldstein et al., « Video games and the elderly », Social Behavior and Personality, vol. XXV, n° 4, 1997.

[3] Skorka-Brown J, Andrade J, Whalley B, May J. Playing Tetris decreases drug and other cravings in real world settings. Addict Behav. 2015 Dec;51:165-70. doi: 10.1016/j.addbeh.2015.07.020. Epub 2015 Jul 26. PMID: 26275843.