Seul ou en groupe, depuis l’avènement des smartphones, il s’est démocratisé pour devenir omniprésent : le selfie. Renversement de l’art de la photographie traditionnelle, le photographe devient l’objet de son cliché, qui rencontre l’instantanéité des nouveaux média. Décryptage.
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Image de soi et exhibition
Même si l’idée d’un autoportrait photographique s’observe dès le 19ème siècle, le fait de se prendre soi-même en photo est devenu une évidence depuis environ une décennie. Ce phénomène pose la question d’une part de l’image de soi, et d’autre part de l’exhibition de celle-ci, les clichés numériques n’étant pas tous destinés à être gardés secrètement au fond de la mémoire du smartphone du photographe en herbe.
Revenons tout d’abord au début de la vie. Pour le nourrisson, le monde et lui-même sont confondus. C’est par le biais des premières personnes qui prennent soin de lui, lui parle et le nomme, qu’il commence à advenir en tant que sujet. Mais c’est dans un événement que la psychanalyse nomme stade du miroir que l’enfant comprend son unité corporelle grâce à cette image spéculaire, validée par l’Autre humain qui met cet épisode en mots.** Il est par ailleurs à noter que cette reconnaissance de soi dans le miroir n’est pas propre à l’humain, certains animaux semblent avoir passé avec succès le test du miroir permettant d’évaluer la conscience de soi.
Revenons à notre petit d’homme qui, après ce fameux stade du miroir, ne cessera de croiser des surfaces réfléchissantes venant accompagner la construction de l’image inconsciente de son corps, et de son narcissisme. La photographie confronte celui qui s’y soumet à un exercice particulier : l’image du corps n’est plus continue et volatile comme lorsqu’on fait face à un miroir, elle devient figée et fixée. D’abord sur une pellicule, maintenant sur une carte mémoire, le sujet est confronté à une vision de lui qu’il ne connait parfois pas. Ce peut parfois aller jusqu’à un sentiment d’inquiétante étrangeté pour reprendre le terme freudien, sentiment d’inconnu devant la familiarité de son image.
Que se passe-t-il derrière le Black Mirror ?
Mais avec un précieux smartphone en main, chacun peut prendre une photo de soi maîtrisée, contrôlée, grâce à l’appareil frontal du téléphone, qui capturera uniquement ce que le sujet voit dans le « black mirror » de l’objet technologique. Cette reprise en main de la photographie a donc un premier rôle de maîtrise de l’image du corps, le cliché, lorsqu’il est pris par celui qui y figure, ne peut plus le surprendre négativement, ne peut plus impacter l’image inconsciente du corps du photographié. Ainsi, au lieu de pouvoir mettre à mal le narcissisme de l’individu à cause de clichés peu flatteurs, la photographie à la mode selfie se veut un allié, un renforcement de ce narcissisme parfois fragilisé dans notre société de l’image définie à grand coups de Photoshop. Et comme en réponse à ces images retouchées, c’est désormais l’utilisateur qui joue de la retouche, devenue un jeu d’enfant grâce à des applications comme Snapchat. Plus qu’un embellissement de lui-même, l’utilisateur génère, parfois quotidiennement, une version alternative de lui-même qu’il intégrera comme étant sa véritable image. Cela ne sera sans doute pas sans impacter l’image inconsciente de son corps qui sera alors redécouvert, ici aussi, comme une inquiétante étrangeté.
Juste une question de narcissisme ?
Par ailleurs, alors que le photographe amateur traditionnel donnait à voir la beauté du lieu qu’il visitait, le renversement de l’objectif fait passer le photographe au premier plan. Le cliché voudrait faire croire à celui qui le prend que sa beauté supplante celle du lieu. Une seule solution pour continuer à se laisser duper par cette douce illusion : un nouveau selfie dans un nouvel endroit, encore plus majestueux.
L’inconvénient pour les personnes en état de fragilité narcissique est donc que le selfie devient un besoin indispensable pour faire tenir le narcissisme. C’est là que rentre en jeu la deuxième composante du phénomène, la diffusion sur les Réseaux Sociaux Numérique et son précieux Graal : le like.
Nous avions déjà abordé le concept d’extime dans un précédent article. Il s’agit ici du désir de rendre visible certains aspects de soi, désir qui n’est pas de l’exhibitionnisme, lui compulsif et souvent de nature sexuelle, où la jouissance se trouve dans le fait de choquer le spectateur.
L’élaboration d’un Moi idéal …
Facebook est certes le « livre de visages », mais visages parés d’un masque, un masque social. Rappelons que Carl Gustav Jung (confrère puis adversaire de Freud) repris du théâtre antique le terme de persona pour désigner le masque social que porte l’individu en société derrière lequel se cache la véritable identité. Sur Internet, le masque numérique est le cœur même de l’interaction car étant élaboré pièce par pièce, post après post, selfie après selfie, par l’utilisateur.
Cependant, l’élaboration de ce moi idéal vient empiéter sur la personne réelle : d’une part parce que, malgré tous les efforts des utilisateurs, notamment adolescent, pour modeler une image d’eux même valorisante, le Réseaux social lui-même a tendance à défaire ces images en une fraction de seconde, par un commentaire ou une photo postée par un « amis », qui vient entamer cette belle image idéale. D’autre part, après avoir créé cette version jugée « aimable » de soi-même, l’utilisateur va tenter, en retour, de se l’approprier dans la réalité, comme si le « visage du livre » venait se greffer sur la personne réelle.
… ou une demande d’amour
Cette surexposition de l’intime sur Internet fait en réalité fonction de demande d’amour. Une demande qui n’est même plus camouflée, puisque les utilisateurs demandent des « j’aime », le terme français étant par ailleurs équivoque, alors que le « like » original n’est pas un « love ». La fonction « dislike » n’existant pas, la fonction de demande d’amour et d’étayage des réseaux sociaux poussent donc parfois certains utilisateurs à la surproduction de selflie pour pallier leurs failles narcissiques et faire valider par le regard de l’Autre leurs choix de vie. Cependant, les commentaires acerbes ou le simple fait que les clichés soient ignorés peut renvoyer le photographié à ses failles et son mal-être.
Ces nouvelles technologies peuvent donc avoir une dimension aliénante au regard de l’autre en tant que validant ou sanctionnant les moindres pensées ou comportements de l’utilisateur.
Petite parenthèse pour parler du sexting, le fait de prendre et envoyer de photos dénudées de soi-même voir de rapports sexuels, qui risquent ensuite d’être partagées et d’attirer les foudres du harcèlement de l’e-reputation sur l’imprudent(e) ayant cliqué un peu trop tôt sur « envoyer ». Les cas de cyber-harcélement sont encore malheureusement beaucoup trop nombreux malgré la sensibilisation des jeunes sur le sujet, et les conséquences parfois funestes.
Pour conclure cette petite réflexion, parlons de la thèse de psychologue néerlandaise Christyntje Van Gallagher dont le titre traduit serait « Les photographies du manque et de la solitude ». Ce travail présenté à l’Université de Wageningen en 2014 validerait le fait qu’une grande production de selfie dénote un certain mal-être et manque d’estime de soi, ainsi qu’une vie sexuelle insatisfaisante.
Et pour vous, le selfie est-il occasionnel, ou êtes-vous un fan inconditionnel de l’auto-portrait ? En attendant vos réponses, nous vous laissons sur un cliché des deux psychologues de psycheclic.com.