Jeux vidéo et transidentité : aux frontières de la binarité

Life is strange

Je me souviens lorsque j’ai déballé ce colis il y a huit ans. A l’intérieur, un T-shirt rose pastel avec un décolleté en V sur lequel était écrit Jane, suivi du dessin d’une biche. L’acheter était une chose, le porter en public en était une autre. Il avait pourtant une valeur particulière à mes yeux : il s’agissait du T-shirt de Maxine Caulfield, le personnage principal du jeu Life is Strange qui m’avait beaucoup marquée à l’époque.

Life is strange
Le fameux T-shirt de Maxine

L’on comprendra mieux mon dilemme si je précise que je suis transgenre, c’est-à-dire que je ne m’identifie pas au genre qui m’a été assigné à la naissance. Dans mon cas, je suis une femme à qui on avait assigné le genre masculin. Pour le moi de l’époque qui n’avait pas encore réalisé que j’étais une femme, je m’interdisais de porter certains vêtements et le T-shirt de Maxine en faisait partie.

Sans entrer dans le détail de ce qu’est le genre et sa construction (pour cela, je vous conseille les vidéos de PsykoCouac à ce sujet : ici et ), les sociologues lui reconnaissent une dimension sociale [1–3]. On nous inculque donc un socle de codes sociaux qui nous permet de définir masculin et féminin et influence les comportements à adopter selon notre genre. C’est ainsi qu’on en vient à penser que les femmes seraient moins bonnes en mathématiques [4], que les garçons seraient moins forts à la lecture [5]… ou bien qu’on n’a pas le droit de porter un T-shirt rose pastel.

La transmission de nos normes genrées est véhiculée par les productions culturelles et médiatiques auxquelles nous sommes exposés [6,7]. Le jeu vidéo offre un point de vue novateur en ceci qu’il permet d’immerger le joueur dans un environnement virtuel, ce qui lui permet de forger son identité en explorant des possibles qu’il n’avait peut-être même pas envisagé [8]. Pour moi qui ai grandi avec la culture vidéoludique, je reconnais que certains jeux ont su faire germer ces moments d’épiphanie qui m’ont fait grandir. Life is Strange a fait partie de ces jeux et m’a tant marquée que j’ai eu cette compulsion à rendre le virtuel réel en achetant ce T-shirt, symbole de mon expérience en tant que Maxine parcourant les rues d’Arcadia Bay.

Life is strange
Incarner Maxine reste pour moi une expérience inoubliable

 

En dépit de sa capacité à nous faire voyager, le jeu vidéo reste marqué de biais implicites qui communiquent indirectement une certaine vision de la société [9]. Certains éléments de jeux ne peuvent être modifiés par le joueur soit par choix des concepteurs, soit à cause de la difficulté à l’implanter dans le game design, ou bien par méconnaissance du sujet. Les Sims sont un bon exemple : les options de personnalisation ont évolué au fil des opus jusqu’aux Sims 4 qui proposent désormais la création d’avatars transgenres, là où les créateurs des Sims premiers du nom n’envisageaient sans doute pas encore cette possibilité.

Le choix de représenter la transidentité dans les Sims 4 révèle une évolution des mentalités dans notre société
Le choix de représenter la transidentité dans les Sims 4 révèle une évolution des mentalités dans notre société

 

Depuis que la question du genre est entrée au cœur des préoccupations des sociétés occidentales, on voit de plus en plus de jeux qui représentent des personnages transgenres. Certains ont pris une dimension pédagogique (Devenir Florence), d’autres l’abordent en sous-texte (Celeste), ou bien de manière plus affichée comme élément narratif (The last of Us 2).

J’aimerai m’attarder un instant sur Tell me why qui est le jeu vidéo auquel j’ai joué qui a le mieux su capturer l’expérience d’une personne transgenre. On y suit l’histoire de deux jumeaux : Tyler, un homme transgenre et sa sœur Alyson qui se retrouvent après plusieurs années à Delos Crossing pour vendre la maison familiale où leur mère a tenté d’assassiner Tyler lorsqu’il était enfant.

Le jeu aborde la transidentité avec délicatesse en n’omettant pas les difficultés qui y sont associées, mais sans non plus les dramatiser. L’histoire de Tyler et Alison se déploie jusqu’à ce que l’identité de genre de Tyler ne soit plus la focale, mais plutôt une composante qui interagit avec le complexe passé des jumeaux dont ils tentent de recoller les morceaux. L’équipe de développement n’a ni cherché à faire de Tyler un être exceptionnel, ni à gommer sa spécificité par omission.  Elle a pu ainsi lui rendre cette humanité un peu trop souvent arrachée aux personnages transgenres dans les œuvres fictionnelles.

Tell me why
Les jumeaux Tyler et Alyson mis à l’épreuve par leur terrible passé

Mais revenons-en à ce T-shirt rose pastel, voulez-vous ? Car le conflit que ce vêtement a fait naître en moi, c’est par le jeu vidéo que je suis parvenue à le résoudre. Il y a de cela deux ans, j’ai rencontré Kainé grâce au jeu Nier Replicant (plus précisément, Nier replicant ver.1.22474487139 que j’appellerai Nier Replicant pour plus de facilité). L’histoire du jeu semble convenue au premier abord : on y suit Nier, un jeune homme qui tente de sauver sa sœur atteinte d’une maladie mortelle. Pour ce faire, il doit affronter les ombres, des créatures particulièrement agressives qui tentent de tuer les humains et peuvent les posséder. Nier fait la connaissance de Kainé après plusieurs heures de jeu. Elle choisit de l’accompagner dans sa quête et tombe progressivement amoureuse de lui.

Une aventure tout à fait banale en somme. Sauf que Kainé cache un secret : elle est intersexe, c’est-à-dire que les caractéristiques sexuelles de son corps ne correspondent pas à la notion binaire homme/femme. Dans son cas, elle a des organes génitaux masculins qui lui valent d’être traitée comme un monstre par les habitants d’Aire, le village où elle a grandi. En tant que joueurs, nous ne sommes pas immédiatement confrontés à cette réalité. Yoko Taro, le créateur du jeu, a fait le choix de l’implicite dans un premier temps, en disséminant quelques indices subtils qui peuvent nous amener à remarquer que Kainé n’est pas une femme ordinaire.

Ce n’est qu’après avoir fini une première fois le jeu et relancé une partie que le joueur découvrira la vérité sur Kainé. On ne l’apprend pas par une cinématique poignante ou une séquence de gameplay virevoltante. Seulement un écran noir avec du texte qui défile. On y découvre l’enfance malheureuse de Kainé et les conséquences sociales de sa condition. Ce passé dramatique est égayé par sa grand-mère qui prend soin d’elle : par l’amour qu’elle lui prodigue, elle qui lui apprend à faire fi des moqueries des autres habitants d’Aire.

En dépit de sa tenue légère faite de dentelles et de bandages, moi et d’autres joueurs avons perçu chez Kainé quelque chose d’autre qu’un simple objet de fantasme auxquels sont trop souvent réduits les personnages féminins dans le jeu vidéo. Tout au long du jeu, elle est hantée par l’image monstrueuse qu’on veut lui plaquer au visage. Oui sa tenue est ridicule, le grimoire Weiss, un autre compagnon de Nier, ne se gêne pas pour le lui dire en jeu, mais elle s’en fiche éperdument.

Nier Replicant
Kainé, sa tenue légère et son langage fleuri

Moi-même, combien de fois me suis-je demandé si ce que je mettais était acceptable à porter en société ? Avant de jouer à Nier Replicant, mon seul moyen pour le jauger était de m’imaginer dans la peau d’une de mes sœurs, ce qui revenait à reconnaître que mon mode vestimentaire était dicté par les codes cisgenres (ce sont les personnes dont le genre attribué à la naissance correspond au genre auquel elles s’identifient). Kainé m’a permis de franchir cette impasse, non pas en énonçant ce qu’il était bon de faire ou non, mais en incarnant avec assurance sa propre vision de la féminité sans chercher à plaire. Et je crois que seul le medium du jeu vidéo était capable d’amener chez moi cette réflexion. Plutôt que de l’expliciter, Nier Replicant me l’a fait vivre à travers l’intimité d’un de ses personnages.

Une conclusion élégante à mon dilemme : que le personnage d’un jeu vidéo ait été capable de fermer la parenthèse ouverte par un autre quelques années auparavant.

 

Sources

  1. De Beauvoir S. 1949 Le Deuxième Sexe. France: Editions Gallimard.
  2. Ambreen Shahnaz, Syeda Tamkeen Fatima, Samina Amin Qadir. 2020 The myth that children can be anything they want’: gender construction in Pakistani children literature. Journal of Gender Studies 29, 470–482. (doi:10.1080/09589236.2020.1736529)
  3. Claire McKinney. 2019 Sexual Coercion, Gender Construction, and Responsibility for Freedom: A Beauvoirian Account of Me Too. Journal of Women, Politics & Policy 40, 75–96. (doi:10.1080/1554477X.2019.1563415)
  4. Serena Rossi, Iro Xenidou-Dervou, Emine Simsek, Christina Artemenko, Gabriella Daroczy, Hans-Christoph Nuerk, Krzysztof Cipora. 2022 Mathematics–gender stereotype endorsement influences mathematics anxiety, self-concept, and performance differently in men and women. Annals of the New York Academy of Sciences 1513, 121–139. (doi:https://doi.org/10.1111/nyas.14779)
  5. Ilka Walter, Edith Braun, Bettina Hannover. 2015 Reading is for girls!? The negative impact of preschool teachers’ traditional gender role attitudes on boys’ reading related motivation and skills. Frontiers in Psychology 6. (doi:https://doi.org/10.3389/fpsyg.2015.01267)
  6. Lana F. Rakow, Laura A. Wackwitz. 2004 Feminist Communication Theory: Selections in Context. SAGE Publications.
  7. Virginie Julliard, Nelly Quemener. 2014 Le genre dans la communication et les médias : enjeux et perspectives. Revue française des sciences de l’information et de la communication 4. (doi:https://doi.org/10.4000/rfsic.693)
  8. Charles Ecenbarger. 2014 The Impact of Video Games on Identity Construction. Pensylvania Communication Annual 70, 34–50.
  9. James P. Gee. In press. What Video Games Have to Teach us about Learning and Literacy? Computers in Entertainment 1. (doi:http://dx.doi.org/10.1145/950566.950595)
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