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Violence en direct : quand le numérique transforme la souffrance en contenu

Raphaël Graven. Une personne, un humain, derrière un pseudonyme, celui de Jean Pormanove. Un homme qui a subi des violences et humiliations diffusées en direct dans des streams qui attiraient de très nombreux spectateurs. Monsieur Graven est décédé en direct. Malgré le fait que le parquet de Nice ait conclu que sa mort ne résultait pas de maltraitance, on ne peut que se questionner sur le rapport à l’image violente dans notre société.

Violence et consentement

Une des premières questions, c’est la nature même des images diffusées. Les quelques extraits diffusés dans les journaux télévisés montrent des brimades et humiliations récurrentes. La notion de consentement de la victime a pu être évoquée. Si Monsieur Graven s’est sans doute saisi du fait que son personnage de Jean Pormanove pouvait susciter des vues et donc de l’intérêt pour sa personne en plus de revenus financiers, il semble évident qu’il est rapidement devenu une victime de ce triste spectacle. En effet, une fois la relation toxique instaurée (ici, avec les autres personnes visibles sur les images), il est beaucoup plus difficile pour la victime de s’opposer à ces violences et de retirer son consentement initial. Les violences physiques et psychologiques ont nécessairement eu un impact majeur sur son estime de lui-même, et l’ont probablement convaincu qu’il méritait le traitement inhumain qu’il subissait.

Webcam off - Psycheclic - réalisé avec ChatGPT
Webcam off – réalisé avec ChatGPT

Voyeurisme et objectalisation

Mais qu’en est-il des spectateurs ? Pour quelles raisons ces dizaines de milliers de personnes se connectaient volontairement pour voir un être humain maltraité ? Il est possible que certaines personnes prennent un réel plaisir à voir la souffrance d’autrui, mais je crois que ça n’est pas la majorité de l’audience. Chez ce public, on trouve dans ce voyeurisme un mélange entre curiosité morbide et fascination pour l’interdit : c’est une transgression qui choque, mais qui attire en même temps.

La pulsion scopique, dont l’objet est le regard, est ici au premier plan. Elle entraine ce que la psychanalyse appelle jouissance : non pas uniquement dans la dimension sexuelle, mais dans ce contexte comme une satisfaction éprouvée par le sujet par le biais de l’objet regardé. Elle peut être recherchée chez l’Autre quoi qu’il en coûte, même si elle s’appuie sur la souffrance d’autrui ou du sujet lui-même. Ce qui permettrait de faire barrière à cela, serait notamment un questionnement éthique des entreprises, et le cadre de la loi.

Cependant, derrière ce fait tragique, il y a surtout un mécanisme de déshumanisation : la personne n’est plus perçue comme un sujet, mais comme un objet de divertissement. On regarde son corps souffrir, comme on regarde une vidéo choc, sans se rappeler qu’il y a une histoire, une souffrance, et une vie derrière l’image.

Banalisation de la violence

On peut s’interroger sur la banalisation de la violence (et de la sexualisation) dans une société de l’image. Au fil des décennies, le cinéma, les séries et jeux vidéo ont diffusé des images de violences, avec un summum pour les films gores type « slasher movies », « torture porn » ou autres. Cette violence est fictive, le spectateur le sait, il choisit d’y être exposé en connaissance de cause. En revanche, la diffusion d’images violentes réelles s’est développée en parallèle : de par les journaux télévisés depuis longtemps, puis par le début d’internet. Je me souviens qu’au tout début d’Internet en France, j’entendais le nom d’un site où se trouvait les photos réelles de personnes mortes ou mutilées. Vint ensuite l’avènement des « téléréalités » et de leurs disputes, petites manipulations voire bagarres, qui se sont retrouvées sur les premiers réseaux sociaux. L’évolution de notre société a ainsi rendu plus banale la violence.

Est-ce à dire que cela rend la société plus violente ? Non, les statistiques françaises vont plutôt dans le sens d’une légère diminution des homicides et vols avec violence, mais hausse des violences intra-familiale. Les écrans ne génèrent pas plus de violence. En revanche, celle-ci devient plus habituelle, plus acceptable. Et de ce fait, les passages à l’acte qui perdurent peuvent monter d’un cran dans l’échelle de violence puisque la « norme » est devenue plus élevée.

Derrière un écran

Derrière un écran, l’impact de la violence est amoindri. Le rapport au corps réel convoque davantage l’empathie. L’écran crée une certaine distance psychologique : on ne voit pas le corps et on n’entend pas les cris de la même façon, on peut couper la vidéo quand on veut.

Malgré la montée des images violentes réelles, le spectateur est aujourd’hui habitué aux vidéo montées, scriptées, et aux images générées par Intelligence Artificielle. Et cette distance procurée par l’écran peut amplifier une impression d’irréalité.

La distanciation morale permet au viewer de supporter ce spectacle : la personne se persuade que ce n’est pas grave parce que c’est à travers un écran.

En revanche, si le spectateur passif peut se voiler la face, celui qui est actif le peut bien plus difficilement. Un commentaire incitant à la violence, et surtout une rémunération contre un acte de violence donne au spectateur qui interagit ou paye un rôle d’acteur. Il valide et alimente un système de maltraitance, il est donc encore plus impliqué et complice que le regardant passif.

Spectateur - Psycheclic - réalisé avec ChatGPT
Spectateur – réalisé avec ChatGPT

Education

La solution pour limiter cela ? La ministre du numérique Clara Chappaz s’est saisie de la situation, la réponse légale est nécessaire et actuellement largement insuffisante. Il est évident que les plateformes de diffusion doivent être mieux modérées quant aux contenus violents, sous toutes ses formes.

Mais l’axe principal passe par l’éducation. D’une part au rapport à l’autre, à l’empathie, au ressenti d’autrui, aux bases de la psychologie et du vivre ensemble, à la sexualité, au consentement. Ce qui est proposé est encore loin d’être suffisant.

D’autre part, c’est par l’éducation aux médias que les mentalités pourront évoluer. Depuis plus de vingt ans, le numérique est omniprésent dans nos vies, les jeunes adultes d’aujourd’hui ont donc grandi avec. Comme toutes les autres dimensions de notre vie en société, les médias doivent être au cœur de l’éducation : non sur un discours diabolisant ou interdicteur, mais de façon plus constructive : ce qu’implique Internet et son instantanéité, quels impacts ont les mots et les images, comment l’information est orientée, voire peut manipuler, qu’est-ce qui est réel ou généré etc.

Cette prise de conscience de toute la population permettra peut-être d’assainir notre rapport au numérique, et donc à autrui.

Pour conclure, voici le reportage que France 3 Côte d’Azur a réalisé sur le sujet, avec ma participation, ainsi qu’un reportage Europe 1 où j’ai également été interrogé.

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