Clair Obscur. En s’appelant comme une technique artistique, ce jeu avait d’ores et déjà attiré l’attention de l’amateur de création picturale que je suis. Et quand j’ai su qu’il parlait notamment de deuil, j’ai très rapidement plongé dans ce RPG français. Analyse.
Table des matières
La mort peinte
Clair Obscur : Expedition 33 est un RPG développé par les français de Sandfall Interactive. Soyez avertis, cet article divulgue une grande partie de l’intrigue, donc si vous comptez le faire, arrêtez votre lecture à la zone spoiler indiquée.
Ce qui frappe d’entrée de jeu, c’est l’omniprésence de la mort. Dans cette ville Lumière correspondant à une version surréaliste d’un Paris de la Belle Époque, on voit la Peinteresse, créature géante qui peint sur un monolithe un nombre. Celui-ci correspond à l’âge auquel les habitants de Lumière sont « gommés », élégant euphémisme du verbe mourir, ou ici assassiner. Le joueur est donc immédiatement face à cette métaphore de l’inéluctabilité de la mort. On la remarque d’ailleurs dès l’introduction de manière assez tragique, avec l’injustice de la mort et sa non acceptation, ici métaphorisée par l’Expédition 33. On voit cette nouvelle expédition partir, comme toutes les précédentes, dans une quête de refus de cette mort à laquelle la peinteresse les condamne, une mort qui se répète pourtant inéluctablement.

D’un point de vue esthétique, le jeu nous plonge dans des tableaux surréalistes : un monde fracturé, presque délirant, mais pour autant très réaliste. À cette richesse visuelle s’ajoute un univers sonore d’opéra lyrique avec orchestre, signé Lorien Testard, qui émeut dès les premières notes. J’ai rarement vu dans un jeu vidéo une bande son aussi poignante. Rien que pour cet écrin artistique, le jeu vaut déjà le détour. Mais quid du gameplay ?
Gameplay
Il s’agit d’un RPG au tour par tour, mais avec beaucoup de touches d’action dont la réussite ou l’échec change complètement l’issue des affrontements. Ça me rappelle les Paper Mario, même si l’ambiance y est totalement opposée. Ici, le joueur est face à une thématique grave portée par un gameplay exigeant. Je ne l’ai pas trouvé facile malgré le fait que le jeu guide bien le joueur dans son apprentissage du gameplay. Ou des gameplays, puisque chaque personnage a le sien, comme une symbolisation de leur caractère par le gameplay, mécanisme de rhétorique procédurale dont nous avait parlé Mickael Dell’Ova.
Combats au tour par tour, plusieurs personnages, différents types d’armes, des éléments qui servent de caractéristiques pour les attaques, le jeu est très riche et nécessite de s’y investir pour maitriser ses subtilités.

L’expédition et le deuil
Le scénario va rapidement évoluer, l’expédition est confrontée à la perte définitive d’un des personnages principaux, auquel le joueur a eu le temps de s’attacher : il ressent donc la douleur, le deuil et l’injustice éprouvés par le reste de l’équipe. Une expérience vécue par la sublimation par le pixel.
Le joueur se retrouve rapidement à comprendre qu’il y a une sorte d’alter-ego entre les personnages de Maëlle et Alicia. Le personnage plus âgé, Renoir, hommage au célèbre peintre impressionniste, a l’air intransigeant, présenté comme un cadre rigide, évoquant la figure du père tyrannique décrite par Sigmund Freud dans « Totem et Tabou ». La notion de famille est en effet un des piliers de l’histoire, plus particulièrement la famille endeuillée.
Dans son périple, l’expédition 33 croise des créatures inscrites dans un registre souvent proche de la peinture et du dessin, qui sont tous plus ou moins surréalistes. Il semble plus être des symboles, voire des archétypes ? Dans les boss rencontrés, on trouve notamment le masque, symbole jungien dont nous avions déjà parlé dans notre article sur Persona. L’équipe affrontera également la sirène, créature mythologique dont nous avions également parlé ici, qui se fait danseuse en plus de chanteuse. Lors de leur rencontre, l’équipe navigue au milieu de cet univers, sans comprendre à ce stade ce qui les lie.
La dimension de deuil qui nous accompagne tout au long du périple a déjà été rencontrée dans plusieurs jeux vidéo. Je pense notamment à Max Payne (2001), GTA San Andreas (2004), Heavy Rain (2010), Assassin’s Creed Origins (2017), ou Lie in my heart (2019) dont nous avions déjà parlé. Si on réouvre « Deuil et mélancolie » de Sigmund Freud, le deuil est une réaction à une perte, réelle ou symbolique, pouvant entraîner, « humeurs douloureuses, le désintérêt pour le monde extérieur, la perte de la faculté de choisir un nouvel objet d’amour et l’abandon de toute activité qui ne soit pas en rapport avec le souvenir de l’absent » .
Un des modèles du deuil les plus connus est celui de la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross, qui propose 5 étapes : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. Cette dernière étape d’acceptation de la perte et la reprise d’une vie fonctionnelle, tant professionnelle, que familiale, sociale, culturelle etc. Le travail de deuil pourra passer par différents biais, la sublimation par l’art en étant un.

Sublimation : attention SPOILER
On retrouve ces étapes incarnées dans les personnages. Ce que le joueur finit par comprendre, c’est que la Peinteresse est en réalité une mère en plein deuil de son enfant. Ce déni de la tragédie l’a emmenée à sublimer ce deuil par la peinture. Elle a ainsi créé un univers onirique, pictural, dans une toile, comme la matérialisation de la négation du deuil, pour avoir l’illusion de faire revivre son fils mort. A moins que ce ne soit l’étape du marchandage ? Tant que je peins, il reste en vie ? Je vous laisse en décider avec un passage de la chanson « une vie à peindre » qui m’a particulièrement ému :
« Continuer à t’aimer
Continuer de peindre
Tendre la main et t’implorer
Reviens ! »
Son mari Renoir, a l’inverse, représente une autre étape du deuil, la colère. Il percute, il cherche justement à détruire cet univers de dénégation pour faciliter la sortie du deuil. Cette lecture arrive beaucoup plus tard dans le jeu, et donne un sens à toute cette aventure. La chanson précédente est reprise à deux :
« Aimer, rêver, pleurer
Aimer, rester, pleurer
Verso enlacé
Aimer, rêver, pleurer
Aimer, lâcher, pleurer
Verso effacé »
Verso lui, représente plutôt l’étape d’acceptation du deuil. Au milieu de tout ça, on a un jeu avec un gameplay exigeant.
Mais à la fin du jeu, le joueur a le choix du dénouement. L’idée est passionnante. Vais-je faire le choix de la réalité, de l’acceptation de la sortie du deuil, la conséquence étant de laisser partir les défunts ? Ou vais-je faire le choix inverse, qui est celui de conserver ce monde, cette illusion.
Comme je le dis parfois à mes patients : pour l’instant, vous n’êtes peut-être pas prêt ? Vous choisissez de le garder encore un peu auprès de vous ? Est-ce que vous acceptez de le laisser partir, ou pas tout de suite ? Cela peut prendre du temps. Ici, le joueur vit également un choix.

Conclusion
Au final, Clair Obscur : Expedition 33 est un très bon jeu action-RPG. Son écrin esthétique sublime (notamment pour moi qui aime le surréalisme) et ses musiques qui ne peuvent qu’émouvoir suffiraient à séduire le joueur. Mais c’est le fond de la trame du scénario, avec cette mise en abyme d’une réalité alternative, dans une espèce de matrice qui n’est pas informatique mais de chroma, de couleur, qui en fait un jeu grandiose.
Si Zola a fait de « l’Œuvre » une œuvre littéraire sur la peinture et la sublimation par l’art, on dirait que Clair Obscur est son équivalent vidéo-ludique.