E-Sport : Entre rêve et réalité, quel terrain occupe la discipline ?

Dimanche 10 novembre, Paris accueillait en grande pompe la finale des mondiaux de « League of Legends », la plus grande compétition d’E-sport au Monde. L’Equipe, la référence journalistique du sport, inscrivait ce jour-là dans ses lignes un dossier dédié à ce qu’il reconnait comme une discipline. Une semaine auparavant la PGW accordait 25% de sa surface globale au phénomène : des adolescents en voie de starification, des sportifs préparés et  concentrés, des soigneurs, des coachs, des scènes, des arènes…

Sommes- nous  donc ici devant les nouveaux jeux du cirque ? Ou devant une véritable néo-discipline sportive que la présence de sponsors et conversations dignes d’un mercato viennent valider dans sa professionnalisation ?

 

Qu’est-ce que l’Esport ?

Esport, e-sport, eSport, le phénomène semble nouveau donc autant l’orthographier comme on le souhaite. Comme tout nouveau concept, il finira bien par trouver ses lettres, et de toute évidence, à commencer par ses lettres de noblesse. Parce que l’E-sport ce serait selon les derniers chiffres du « Baromètre France E-sport » 7,3 millions de consommateurs rien que pour l’Hexagone.

Mais ces chiffres sont difficilement appréhendables comme étant une valeur absolue tellement les mesures sont soumises aux contraintes socio-culturelles et autres biais sociétaux. Quoi qu’il en soit l’E-sport est un phénomène planétaire qui a certainement vu son apogée lors de la compétition organisée en marge des jeux olympiques de Corée et organisée par le comité.  L’E-sport s’est alors trouver une place légitime dans le sport professionnel et aujourd’hui, il est devenu un métier, des métiers d’ailleurs, à part entière. Mais qu’est-ce que l’E-sport ?

En Français, il s’agirait du sport électronique, ce n’est pas très glamour et beaucoup préféreront le plus international Electronic Sports. Ce qui veut dire exactement la même chose si on maîtrise l’accent. L’E-sport est souvent associé à une évolution récente du jeu vidéo, pourtant il existe depuis les années 80 avec les jeux en ligne et plus particulièrement grâce à l’arrivée d’Internet.

Les compétitions d’Esport non plus ne sont pas nouvelles. La ESWC (Esports World Convention) de Webedia existe depuis 2003, la MLG (Major league Gaming) depuis 2002. La nouveauté réside peut-être en la popularisation de l’objet, car dans les faits aujourd’hui si on interroge les internautes il y aurait en France plus de 21%  des plus de 15 ans qui seraient des joueurs grand public, presque 3 millions de joueurs loisirs réguliers sans accès aux compétitions et 1, 3 millions d’amateurs-compétiteurs soit 2,6 % des internautes de plus de 15 ans interrogés. Et lorsqu’on parle de ces chiffres ils nous semblent encore biaisés par l’âge des personnes interrogées car dans les faits les rêves de gloires nourris, comme tout novice se préparant à une carrière professionnelle les joueurs savent qu’il leur faut commencer tôt et s’entraîner pendant des années.

L’E-sport est donc de plus en plus présent sur la grande scène du Vidéo-ludique, il signe la modernité, la professionnalisation de ce dernier, une reconnaissance du statut de Gamer comme sportif alors qu’on l’a trop souvent associé à une personne passive et dépourvue de toute ambition sociale.

La place est si importante qu’elle représentait un quart de la surface de la PgW 2019 mais aussi de la presse spécialisée en Gaming. Les compétitions son transmises comme les tournois de foot sur tous les écrans, nous observons comme chez leurs homologues dribleurs, le même phénomène de starification et là plusieurs questions se posent.

Un sport ou pas ?

Pour répondre à cette question, je reviens à mes bases élémentaires et fais ce qu’on m’a appris enfant à l’école : j’ouvre un dictionnaire Larousse, pour ne pas le citer. Voici la définition « Ensemble des exercices physiques se présentant sous forme de jeux individuels ou collectifs, donnant généralement lieu à compétition, pratiqués en observant certaines règles précises. » D’accord, donc la question à se poser est de savoir si d’une part l’E-sport est une véritable activité physique et si les composantes que le même dictionnaire définit comme un jeu ne sont pas un sport à part entière ? Enfin on pourrait regarder aussi dans les origines du mot « sport » qui vient du vieux français « desport » et qui qualifiait le sport comme le résultat d’un divertissement physique ou de l’esprit. Mais je ne voudrais pas être de mauvaise foi et jouer sur les mots pour répondre à cette basique question. Je reviens à l’essentiel et me demande si on peut considérer l’e-sport comme une activité physique en tant que telle ?

Retour sur la PgW. Qu’avons-nous vu ? Des équipes de jeunes, très jeunes joueurs, en général des garçons. Les chiffres du baromètre concordent puisqu’ils annoncent un taux d’occupation de la scène sportive amateur de l’ordre de 90%, pour un groupe d’âge de 15 à 34 ans. Il semblerait que l’heure de la retraite arrive rapidement. En serait-il que l’activité épuiserait quelque peu ? Voilà un premier indice. Ou bien seraient-ce les aptitudes cognitives  vieillissantes qui seraient à incriminer ? Les E-sportifs déclarent dans plus d’un tiers des cas s’entraîner plus de cinq heures par jour sur leurs machines et s’adonner à un entrainement physique régulier, notamment par la musculation et la course à pied. L’alimentation serait aussi surveillée par des coachs et nutritionnistes.  Nous sommes loin, bien loin du légendaire « régime pizza burgers » de l’imaginaire collectif. Non  place aux menus « sucres lents et protéines ».  Il s’agit de tenir le coup !

Un entrainement de sportif, une alimentation de sportif et des gestes de…. Gamers.

Clavier et souris à la main, sur les scènes ou à l’entrainement, ce qui surprend le plus à les regarder c’est la concentration avec laquelle ils organisent leurs actions, tout semble être pensé, anticipé. Au niveau cognitif, cela m’interroge car dans les faits nous sommes dans des processus de l’ordre du réflexe programmé et il y a sur-stimulation des entrées sensorielles. Interagir avec autant de précision dans une telle interface demande des capacités de concentration hors norme. Cette dernière dépend de notre matériel proprio-perceptif et de notre aptitude à y réagir.

En d’autres termes nos cerveaux seraient en mesure sur un laps de temps très court d’une seconde d’identifier quatre actions possibles à partir du matériel perceptif. Cela est pour quelqu’un de non entraîné à la tâche et pourvu d’une intelligence moyenne. Pour quelqu’un d’entraîné sur ce type de tâche et c’est ce qui nous est donné à voir les boucles « perception-action » seraient bien plus spectaculaires, pouvant atteindre dix actions pour les mieux entraînés. Il suffit de se souvenir des prouesses du jeune Stephano, l’un des premiers champions français d’E-sport pour réaliser à quel point cette attention dirigée et entraînée lui permettait de garantir ses prouesses techniques.

A l’instar donc des grands coureurs automobiles, la concentration mais aussi la gestion des émotions qui pourraient gêner celle-ci, font partie de l’entrainement du jeune E-sportif. Et là nous sommes loin, bien loin, de l’image « d’E-spinale » qui tend à nous dire que les plus grands gamers sont ceux qui sont le plus soumis à l’habituation à de mauvais réflexes et une mauvaise gestion des réponses pulsionnelles. Donc au niveau cortical, et psychologique, comme avec la résistance à la pression, au stress et confrontation à l’échec et la réussite, nous sommes là devant un entrainement réel proche de celui des grands sportifs.

Mais physiquement comment dire de ces personnes assises 5 à 7 heures par jour derrière un écran à jouer du clavier, que ce sont des sportifs ? Où est la notion d’exercice physique là-dedans ? pour répondre à cette question je suis allée interroger un « thérapeute du sport ». Frédéric Dhommée est ostéopathe à Paris 16ème et nous parle des plaintes somatiques que le E-sportif doit supporter en plus du stress. On parle de TMS, Trouble musculo-squelettique dû aux mouvements récurrents des poignets et articulations de la main.  Nous observons par ailleurs des troubles associés tels que des douleurs lombaires, des cervicalgies, des tensions musculaires dans l’épaule et un déséquilibre corporel du fait de la latéralité chez des joueurs qui vont plus utiliser la droite ou la gauche de leur corps de manière répétitive. Le corps est  donc bien physiquement sollicité tout comme chez les sportifs d’autres disciplines.

Du sponsoring au mercato : d’autres preuves de la professionnalisation de l’e-sport

Mais peut être que ce qui qualifie un sport est l’espace qu’il occupe sur la sphère sociale, sa médiatisation et tout ce qui l’entoure et là en terme de médiatisation nous sommes servis !

Nos joueurs qui posent maquillés, photoshopés, sur tous les magazines, qui font se déplacer les foules sur les tournois ressemblent comme leurs homologues footeux à de véritables pancartes publicitaires. Les sponsors payent et payent même très chers pour voir leurs non affiliés à ceux des nouvelles vedettes. Au départ, les sponsors du e-sporting étaient surtout de grandes marques du vidéoludique, des fabriquants de PC entre autre et puis petit à petit cela s’est étendu. Aujourd’hui des banques, des assurances, des marques de vêtements de sport, des parfums, chacun veut sa part du gâteau et chacun est prêt à investir dans ce qui ressemble à une niche financière en expansion.

Le sponsoring occupe une place de plus en plus grande, et c’est ce qui fait la fortune des e-joueurs professionnels. Ils sont hébergés par ces derniers dans des centres de formation, homes gamers (maisons qui réunit les équipes encadrées par de véritables coachs sportifs). Ils sont rémunérés mensuellement, et si le salaire moyen d’un pro reste secret nous savons que cela pourrait selon les équipes se compter en plusieurs milliers d’euros hors prix et récompenses. La professionnalisation ne fait plus débat, elle est réelle. On voit même apparaître des écoles professionnelles, payantes souvent (compter en moyenne 7000 euros l’année). Enfin si les chiffres salariés de nos jeunes e-espoirs français est si difficile à connaitre c’est sans nul doute que comme leurs confrères le mercato est un sujet très tendu.

Enfin si de l’E-sport nous ne voyons que le plus visible c’est que ce sont les joueurs qui sont mis en avant et c’est d’ailleurs l’envie de faire partie de la team qui fait que l’on se lance dans le domaine. Mais devant le peu de débouchés beaucoup se « rabattent » sur les autres métiers du sport électronique professionnel. Les écoles de gamers pro l’ont d’ailleurs bien compris et des établissements proposent aujourd’hui des formations spécifiques et diplômantes : Coach, businessman, marketing, techniciens, ingénieurs, analystes, statisticiens, les métiers sont divers et laissent dans ce domaine de carrière des perspectives que certains des étudiants n’auraient jamais envisagées avant d’ouvrir la boite de Pandore qu’est le e-sport.

Une interrogation survient alors : mais qu’est ce qui les motive ?

Ce qui revient dans le discours des gamers est la passion du jeu avant tout même si certains évoquent des facilités, des formes de douance. Et c’est sûr que pour tenir les heures d’entrainement et l’hygiène de vie qui va avec, de la passion, il faut en avoir. Elle seule peut suffire à la motivation. «  On déclame sans fin contre les passions ; on leur impute toutes les peines de l’homme, et l’on oublie qu’elles sont aussi la source de tous ses plaisirs ». J’aimerais que cette phrase puisse être de moi tellement elle est juste mais elle est de Diderot et date du XVIIIème siècle. Autant dire que ce n’est pas d’hier que les passionnés sont des incompris car leurs sources de plaisirs sont aussi sources de souffrance et de sacrifice. On donne de soi par passion et c’est ce que ces jeunes font et ce que les plus septiques voient comme la facilité de faire carrière dans quelque chose qui n’est que de l’ordre du jeu et donc d’une forme de jouissance. Jeu qui est souvent d’ailleurs, héritage socio-culturel et religieux oblige, quelque chose de non reconnu comme productif. En d’autres termes ces jeunes prennent du plaisir et « Ohh mon Dieu »  ne produisent rien en retour. Comment cela est possible ?

Les mêmes jeunes passionnées peuvent aussi  s’être découverts des compétences dans des domaines où en dehors de l’école, ils se sont « sentis » enfin doués pour quelque chose et dans lequel ils se sont réfugiés.  Le jeu vidéo, comme je peux le voir de plus en plus dans mes consultations est devenu pour beaucoup de jeunes introvertis un endroit où il leur est permis une forme d’identification que les codes et usages sociaux n’autorisent pas toujours à chacun. A titre d’exemple, j’ai rencontré récemment quelqu’un de brillant qui m’expliquait avoir fait don de sa vie sociale au profit de ses machines »  mais qui dans les faits retrouvait à travers bien plus qu’une simple reconnaissance de son existence. Le jeu vidéo salvateur, le jeu vidéo comme objet socialisant et en plus j’en tire une reconnaissance pourquoi ne pas en vivre tout court ? Voilà une seconde source de motivation : exister, être au regard de la société mais avant tout pour soi.

Une psychologie particulière ?

Alors oui, cette reconnaissance de son existence peut amener à certains excès et à une recherche de suprématie dans la validation de cette même existence. Puis tant qu’à être bon, pourquoi ne pas être le premier ?

Je les ai croisés cette année à la Paris Games Week ces gamers pros, arrivant par équipes et  étendard de leur club brodés sur le dos tels une délégation olympique, et prêts, tous, à allumer la flamme. Ils étaient accueillis comme des stars, les fans se pressaient pour se prendre en selfie avec eux, les supporters aux couleurs de leurs équipes se pressaient devant la scène, ultras en avant et commun des mortels parmi les mortels à l’arrière. Tous veulent voir leurs idoles, tous venus voir le Game et le show qu’ils allaient pourvoir donner. Comment ne pas s’interroger sur cette starification ? Comment ne pas se demander ce qu’elle pouvait apporter à chacun et être recherchée ? Si la sainte psychanalyse qu’on était à mille lieues d’imaginer s’intéresser à de telles innovations se penchait sur le sujet elle se référerait à un certain Monsieur Nasio qui écrivait qu’il s’agissait d’un besoin de recevoir de l’amour inconditionnel, d’être aimé, comme par celle qui nous aurait offert le sentiment d’être l’élu, le préféré de tous en d’autres termes : la mère.

De même pour ceux qui n’auraient pas reçu de cette faveur affective inconditionnelle et qui rechercheraient dans la gloire à combler un vide incommensurable. Nous pourrions aussi nous interroger sur ce que ces stars renvoient aussi à la face du Monde. Nous pourrions peut être entendre dans leurs murmures des « Nous sommes les meilleurs, les regards de la société sont braqués sur nous et sur notre toute puissance phallique ». Voilà une dimension bien psychanalytique destinée à satisfaire ego et besoin de couverture affective, que la psychologie vient nuancer d’autres propos plus modestes comme une soif propre à l’humain que de vouloir conquérir son Monde et d’être reconnu dans cette fonction comme le meilleur de la tribu.

Des appelés et peu d’élus

Puis sincèrement, qui n’a jamais rêvé de gagner sa vie en jouant ? Les articles publiés et partagés sur les « jobs de rêve » qui consistent à aller garder des villas paradisiaques au bout du Monde pendant un an ou deux ne nous renvoient-ils pas tous à ce désir là ? D’où de doux mélange entre oisiveté, plaisir et désir de posséder de l’argent, ce qui est soit est également un signe de conquête. Et oui si je peux acheter, je peux posséder, et si je possède alors l’Autre va le voir peut être même m’aimer pour cela… L’argent, les gros gains extraits de l’E-sport, tout renvoie à l’idée que ce biais peut nous permettre de faire de l’argent facilement et dans d’importantes quantités et si les salaires hors gains des joueurs avoisineraient les 3 ou 4 000 euros en moyenne pour les grosses équipes reconnues au niveau national, la réalité est tout autre et dans les faits les appelés se bousculent aux portes desquelles peu d’élus pourront accéder.

Gestion des frustrations, des désillusions, de la rigueur au travail chez des jeunes sujets, confrontation aux limites, failles égotiques à combler, perversion du système, endurance psychique, gestion de la pression, la psychologie est donc très proche de celle de tout sportif professionnel, si proche d’ailleurs que des psychologues sont amenés eux aussi à préparer ces équipes, à suivre ses jeunes joueurs au long cours, à les soutenir face à leurs échecs et face à leurs réussites aussi qui parfois sont sources de problématiques psychiques car le succès est immédiat et parfois dur à gérer comme dans d’autres disciplines sportives ou artistiques.

La France est-elle prête ?

Devant le phénomène la France se réveille et semble avoir un peu la gueule de bois. La ministre des sports dans son discours diffusé lors de l’inauguration de la Paris Games Week dira même que nous sommes là devant un phénomène qui a pris racine et a grandi en « dehors du système ». De fait, il est temps de le réintégrer, de l’encadrer. Et face à ce besoin d’encadrement, l’association française d’E-sport a été créée. Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat au numérique nous rassure sur la nécessité de légiférer pour permettre la signature de contrats de travail, et plus largement à l’ouverture à un cadre légal, protéger les e-sportifs donc, encadrer les pratiques, mais peut être aussi pour accéder à des ressources nouvelles sur un marché qui pèse aujourd’hui au niveau mondial plus d’un milliard de dollars par an. La France semble donc prendre le train en marche, souhaitons lui de ne pas rater la marche.

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